Toujours avec des dossiers précis, nourris de chiffres surabondants, il cherchait avec obstination à expliquer comment la France conduisait en Algérie une politique injuste et discriminatoire, affamant les « mesquines » (sic) et les maintenant dans l’ignorance. Notamment grâce à lui, exista un temps dans ce journal communiste un certain dialogue entre communistes, et aussi entre les communistes et tels porte-parole de l’Algérie algérienne. Le journal de l’Emir Khaled, L’Ikdam — qui avait succédé à L’Islam d’avant-guerre —, volontiers brocardé pour sa tiédeur à l’égard de la révolution bolchévique, fut pourtant de plus en plus ménagé grâce à Spielmann : ce dernier était de longue date l’ami de Khaled, et il devint son collaborateur politique ; Spielmann acquit une véritable stature de trait d’union franco-algérien — il donna ce nom de Trait d’Union à son journal et à la maison d’édition qu’il fonda à cette époque. Ferhat Abbas eut pour lui ces mots : « Victor Spielmann publiait La Tribune, et ensuite Le Trait d’Union.
Ce courageux Alsacien, dont j’évoque avec émotion le souvenir, ancien colon de Bordj Bou Arréridj, prenait violemment à partie les pouvoirs publics, et dénonçait avec vigueur l’expropriation des Arabes et leur ruine. A certains égards, il était un des plus valeureux défenseurs de notre cause. » Spielmann cessa de collaborer à La Lutte sociale à l’été 1924, probablement au moment où il prit ses distances avec le PC. Mais il consacra l’essentiel de son activité, de 1919 à l’exil de l’Emir Khaled, à l’été 1923 — et même au-delà, pendant sa relégation à Alexandrie —, au combat de ce dernier. Un grand nombre de textes en français du petit-fils de l’Emir Abd El Kader furent en fait écrits par Spielmann : on retrouve dans la prose en français de Khaled les thèmes, les tics de plume, les textes hachés en paragraphes courts, caractéristiques de son mode d’écriture. Le texte de la conférence faite par Khaled à Paris les 12 et 19 juillet 1924, lors de son bref retour à Paris après la victoire du Cartel des Gauches — la seconde sous les auspices de l’Union intercoloniale communiste — fut publié à Alger à ses éditions du Trait d’Union. Et le texte de cette conférence ressemble fort à la pétition que Khaled avait adressée en avril 1919 au président américain Wilson pour plaider la cause algérienne : l’historien peut penser que, plausiblement, le texte de la pétition fut largement inspiré, sinon rédigé par Spielmann.
Dans L’Ikdam, Spielmann continua à écrire les mêmes articles dénonciateurs dont il était coutumier. A partir de 1922, au moment de la radicalisation de Khaled, l’émir lui donne de plus en plus la parole. Il fut sans doute le plus fidèle de ses fidèles ; il popularisa sa figure de zaïm algérien, équivalent du zaïm égyptien Saad Zaghloul. Après son exil, il ne cessa de clamer : « Nous ne cesserons de crier : ‘‘rendez nous notre émir, notre Zaghloul Pacha !’’ » De son exil oriental, Khaled maintint les liens avec Spielmann. En 1925, il le chargea d’examiner un projet de création, à Alger, d’un quotidien franco-arabe.
Malgré ses efforts pour recueillir des fonds, le journal ne vit jamais le jour. Spielmann ne put que continuer son combat dans son Trait d’Union, fondé après la disparition de L’Ikdam, qui suivit l’élimination politique de Khaled ; mais sans l’émir, et sans non plus le compagnonnage de plume des communistes. Il tenta – mais sans succès – de mettre sur pied un cercle franco-nord-africain, cela sans aucune référence à la République des Soviets. Il publia en 1930, à ses éditions du Trait d’Union, le premier livre de Ferhat Abbas, Le Jeune Algérien, qui fut simultanément publié à Paris aux éditions de la Jeune Parque.
Dans les articles et les multiples brochures publiés par Spielmann, les Républiques soviétiques ne sont jamais citées comme symbole du monde nouveau issu de la Première Guerre mondiale. Le sont au contraire d’abondance la Turquie, l’Inde, l’Égypte… Il fut en somme plus tiers-mondiste que communiste. Et le vocabulaire « serfs », « féodaux », « oligarchie », « ravageurs »… renvoie davantage à un populisme révolutionnaire anarchiste qu’au marxisme-léninisme. Il parvint vaille que vaille à faire paraître Le Trait d’Union jusqu’en 1928, se débattant dans des difficultés financières, et en dépit de la collaboration de Ferhat Abbas. Il est un temps inquiété, et même, en 1925, emprisonné à Barberousse pour ses positions politiquement iconoclastes. Il doit continuer pour vivre, et pour faire vivre son journal et sa maison d’édition, à faire le représentant de commerce. Il collabore aux journaux socialistes Demain et Alger socialiste. Les petites brochures qu’il fait imprimer à compte d’auteur pour s’y exprimer en toute liberté sont mal diffusées et se vendent mal. La Ligue des droits de l’homme, qui tient son congrès à Alger en 1930, fait sienne sa proposition de conférer les droits politiques aux Algériens. Il tente de donner au Trait d’Union un successeur sous le titre de La Tribune indigène algérienne, mais il ne parvint pas au total à publier plus de vingt numéros.
Les notables algérois sur le concours financier desquels il avait cru pouvoir compter s’étaient dérobés. Au surplus, s’il piétine, c’est peut-être aussi que ses perspectives politiques manquent de netteté. Certes, son projet politique n’est pas la colonie du système colonial ; mais son tempérament est plus celui d’un dénonciateur que d’un politique au sens constructif du terme. Anticolonialiste, certes, Spielmann le fut, même s’il ne fut pas résolument un indépendantiste – rappelons qu’un grand nom comme Ferhat Abbas, en ce temps, ne l’était pas davantage –. A mesure qu’en Algérie partis et organisations politiques se structurent, Spielmann apparaît de plus en plus isolé, et comme hors du temps. S’il émeut, il ne met pas en branle de mouvement politique construit et organisé. Et, s’il parle juste, tel Cassandre, il n’est guère écouté. Il salue en 1936 le Front populaire et le Congrès musulman, mais il ne semble pas y avoir pris une grande part. Il a, il est vrai, 70 ans ; il est usé par une vie de combats. S’est-il attelé à la rédaction de ses mémoires, annoncés dès 1934 sous le titre Un demi-siècle de vie algérienne (1877-1934) ? Nul ne sait s’il y travailla vraiment dans le contexte désespérant de l’échec du Front populaire, du projet Violette, et du Congrès musulman.
L’ouvrage, en tout cas, ne parut jamais. A sa mort, selon certaines sources, Ferhat Abbas aurait été le légataire de ses archives, de sa bibliothèque, de ses luttes passées. Sa petite maison de Frais Vallon était, il est vrai, une prodigieuse bibliothèque sur l’Algérie, sa cave regorgeait des archives qu’il avait accumulées un demi-siècle durant. Il fut salué, dans une notice nécrologique émouvante dans son Chihâb, par cheikh Abdelhamid Ben Badis, comme « l’ange gardien (malâk hâris) du peuple algérien ». Début 1954, La République algérienne de Ferhat Abbas rendit hommage à « un des tout premiers combattants pour la reconnaissance de la personnalité algérienne », « le précurseur méconnu du Manifeste du Peuple algérien », lequel avait d’ailleurs repris nombre de thèmes chers à Spielmann. Au total, la figure d’un Victor Spielmann indique que le colonialisme fut bien, comme l’écrivit Jean-Paul Sartre, un système.
S’il eut pour effet d’ériger une barrière de discrimination et de racisme entre humains – Algériens colonisés et Créoles colonisateurs –, existèrent aussi, des deux côtés, des humains pour vouloir abattre la barrière et appeler de leurs vœux un avenir conjoint de fraternité : le contentieux produit par le colonialisme ne fut pas, au fond, un conflit franco-algérien, même s’il put revêtir cet aspect simplifié. Cela dit, les logiques à l’œuvre dans l’histoire ont finalement abouti à ce qui est advenu et que nous connaissons. L’historien doit aussi honnêtement évoquer tous ces hors normes, tous ces atypiques, toutes ces forces qui tentèrent de donner une juste question politique à ce qui allait déboucher sur une des plus douloureuses guerres de libération anticoloniale ; ne serait-ce que pour faire connaître ce que fut, dans l’histoire de l’Algérie colonisée, toute la palette polychrome du divers historique, lequel ne se réduit jamais à ces binômes tranchés, gros de trop de ces simplismes qui, pour repaître d’abondance tant de pouvoirs et de mémoriels affrontés, devraient viscéralement répugner à la déontologie du territoire de l’historien.fin
Par Gilbert Meynier, El Watan,9juin2009
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