L’esprit rentier en cause
La gestion économique du pays n’a pas manqué de déteindre de façon durable sur l’organisation et la structuration de la société. L’une des raisons, et non des moindres, de la vision parcellaire et un tant soit peu tronquée de la réalité des choses, étant sans doute le poids d’un facteur qui, insidieusement, allait bouleverser la donne économique du pays, le comportement des citoyens vis-à-vis de la classe qui les gouverne et même la relation que le peuple entretient avec le travail et les valeurs morales qui le sous-tend. Ce facteur, véritable “deus ex-machina’’ qui remettra en cause la classification sociale d’une façon durable et qui générera des attitudes et des réflexes que nos aïeux étaient loin d’imaginer, est le pétrole, avec ses prolongements de rente distributive. La société algérienne connaîtra à partir des années 1970 des chamboulements, des mobilités, un exode vers les villes, de nouvelles valeurs morales et culturelles et une nouvelle “éthique’’ que ne pouvait permettre que cette relation charnelle, complexe, magnétique, avec cette énergie fossile valorisée et portée aux nues par une consommation mondiale toujours croissante.
Les repères culturels et sociaux, la morale et le civisme s’en trouveront profondément métamorphosés. L’anomie et l’indifférence qui affectent le corps social se traduit par un laxisme général de façon à l’enfoncer dans la torpeur et l’atonie. C’est trop facile de s’en prendre au prince, aux gouvernants, aux édiles lorsqu’un minimum de civisme, de bonne éducation et de morale citoyenne ne figure pas au palmarès. Il ne s’agit nullement de blanchir ou de dédouaner ce qu’on appelle-dans une tentative confuse de se disculper- le “système’’ ; une nébuleuse trop générale pour qu’elle puisse désigner quoi que ce soit de concret. Or, le Système, tout le monde en fait partie, avec ses tares, ses excès, ces errements, ses délires et sa rente. Dans ce cas de figure, l’anomie est une culture nationale qui, certes, possède ses origines historiques, économiques et institutionnelles.
Civisme, éducation et apathie citoyenne
Lorsque les ressorts de la société sont cassés, ses repères brouillés et ses pensées ailleurs, il est difficile, voire impossible, de parler de civisme ou d’éducation. Plus gravement qu’aux temps évoqués par Montesquieu lorsqu’il évoquait l’apathie des ses concitoyens- qui, en démocratie, serait plus dangereuse que la dictature d’un prince-, la réalité de la jeunesse algérienne est troublée par une histoire chaotique dont les avatars n’arrêtent pas de se manifester continuellement ; elle est malmenée par le spectacle d’un monde qui vit, jouit et travaille, retransmis par la mythique parabole ; elle est minée de l’intérieur par une école ‘’pavlovienne’’ qui ne la dispense nullement des déviations qui ont pour noms drogue, banditisme, intégrisme, différentes formes de violence sociale.
L’anomie du corps social c’est aussi cette société qui refuse de se regarder dans le miroir et dont les relais d’organisations ancestrales sont perdus dans les dédales d’une fausse modernité. Ce sont ces silences coupables devant des crimes commis en plein jour contre des personnes vulnérables (vieux, jeunes filles) en vue de les délester de quelques dinars retirés de la poste ou de quelque bijou acquis après que sa propriétaire se fût saignée aux quatre veines.
Combien de nouveaux immeubles demeurent des décennies sans que leurs dépendances ne soient mises en valeur par l’installation d’espaces verts ou par un simple coup de râteau pour les dégager de leurs encombrants et inesthétiques sachets ? Combien de fois des services de l’administration plantent des arbres d’alignement à l’occasion de la Journée mondiale de l’arbre et que le lendemain nulle trace du végétal ne subsiste ? On peut multiplier les exemples à volonté et tenir des chroniques quotidiennes dans les journaux sur nos manquements aux règles générales du cadre de vie, sur nos défaillances en tant que corps social et sur nos erreurs d’appréciation lorsqu’on “colle’’ toutes nos tares à une supposée mauvaise gouvernance. Celle-ci pourtant existe. Nous en souffrons. La bureaucratie, le clientélisme, le copinage, l’iniquité, consument nos énergies et ameutent notre adrénaline. Mais, rien ne doit justifier notre retrait qui, au rythme de nos échecs, risque de nous déchoir de notre citoyenneté, non pas au sens juridique, mais au sens moral et politique.
Un label inaccessible ?
Le concept de société civile, promptement assimilé par les uns aux anciennes organisations de masse et par les autres aux nouveaux appendices de partis politiques, un magma d’associations et de groupements interlopes, est certainement l’un des syntagmes les plus malmenés dans notre pays. Ce sont un style et un discours pratiqués par les acteurs politiques, les médias publics et les titres privés sans “s’inquiéter’’ des écarts conceptuels ou des torts faits à la langue et surtout à l'idéal recherché.
Un système autocrate comme celui qui a régenté le pays pendant des décennies sous la férule du parti unique et à l’ombre de la rente pétrolière ne pouvait logiquement pas accoucher d’une société civile nourrie à la mamelle de la citoyenneté, irriguée par le sens de ses devoirs et mue par la revendication de ses droits. Les organisations de masse ligotées par l’article 120 de triste mémoire ne peuvent aucunement servir de modèles d'organisations indépendantes et responsables.
La société civile, concept historiquement franco-anglais qui consacra la montée de l’organisation et de l’exigence citoyennes en contre-pouvoir pour amortir les excès de ce “nouveau Léviathan’’ qu’est l’État, est un syntagme qui est crée pour désigner et nommer une réalité qui prend corps dans la gestion de la cité et non une insaisissable virtualité.
Depuis l’instauration du pluralisme politique et médiatique en Algérie, tous les groupes intéressés par la distribution de la rente et qui se meuvent dans une trajectoire centripète pour s’en approcher au maximum, tous les poujadistes et les lobbies exerçant la surenchère sur les structures légales de l’État, donc tous ces faciès monstrueux de la nouvelle Algérie sont affublés de l’honorable titre de ‘’société civile’’.
Entre-temps, on aura non seulement explicitement dévié un concept de sa véritable acception, mais, pire, on aura consciemment ou inconsciemment commis une injustice historique vis-à-vis de tous ceux qui font l’Algérie réelle, l’Algérie du labeur et du savoir, souvent dans l’anonymat et l’humilité.
L’embryon de la société civile n’est pas dû aux rentiers- réels ou potentiels- du système, mais aux dignes fils de l’Algérie qui avaient fondé des associations dans la clandestinité pendant les années 80 et qui, à l’image du regretté Boucebsi, ont honoré leurs corporations par un travail de solidarité avec les démunis et les victimes de la détresse sociale. Il en est de même avec les jeunes syndicalistes qui se battent pour l’agrément de leur organisation et pour la sauvegarde de l’outil de travail.
Les animateurs de la société civile, dans l’idéal fondateur de ce comportement citoyen désintéressé, ne sont candidats ni aux postes ni à la rente. C’est une véritable “zone tampon’’ participant de bonne gouvernance située à mi-chemin entre l’État, en tant qu’instance régulatrice et coercitive, et la société, en tant que tremplin de la promotion de chacun et de l’harmonie de tous.fin..