LA DEUXIÈME INVASION ARABE
Les tribus arabes des Hilal et des Soleïm étaient établies à l'origine dans les déserts du Hedjaz. C'étaient des Bédouins pillards qui rançonnaient les caravanes et attaquaient les pèlerins sur la route de la Mecque. Au dixième siècle, les Fatimides les transportèrent en masse dans la Haute-Égypte, sur la rive gauche du Nil. Sur ces entrefaites, le souverain sanhadji qui régnait à Kairouan répudia la doctrine fatimie et revint à l'orthodoxie. La colère du khalife du Caire fut terrible; pour se venger, il déchaîna sur l'Afrique du Nord les Hilal et les Soleïm : « Je vous fais cadeau, leur dit-il, du Maghreb et du royaume d'El-Moezz le Sanhadji, vil esclave qui s'est révolté contre son maître. » Il trouvait dans cette opération le double avantage de se débarrasser de ces brigands et de ruiner son vassal infidèle.
Il faut se défier de la tendance des historiens arabes à attribuer les grands événements à des causes fortuites et la migration des Bédouins eut peut-être des causes économiques plus profondes. Quoi qu'il en soit, non seulement les Hilal et les Soleïm, mais toutes sortes de nomades émigrèrent en masse vers l'Ifrikia, qui fut naturellement la première à porter le poids de l'invasion. Moins de dix ans après l'apparition des premières bandes, les Arabes étaient maîtres des plaines et paralysaient presque toute la vie économique; à la fin du onzième siècle, le fléau gagnait la région des Beni-Hammad, dont les souverains émigrèrent à Bougie. Il ne s'agissait plus de petites armées régulières comme les troupes syriennes du septième et du huitième siècle; c'étaient des émigrants qui arrivaient avec leurs femmes, leurs enfants, leurs troupeaux de moutons et de chameaux. « Les premiers conquérants musulmans, dit Ibn-Khaldoun, ne s'établirent point au Maghreb comme habitants des tentes; pour rester maîtres du pays, ils durent demeurer dans les villes. Ce ne fut qu'au milieu du cinquième siècle de l'hégire que les Arabes nomades s'y dispersèrent par tribus et vinrent camper dans toutes les parties de cette vaste région. »
Vers 1100, l'invasion proprement dite est à peu près terminée, mais le mouvement se continue au moins jusqu'au quatorzième siècle. Ibn-Khaldoun compare ces Arabes de la deuxième invasion à des loups affamés, à des sauterelles dévorantes et un chapitre de ses Prolégomènes est intitulé : « Tout pays conquis par les Arabes est un pays ruiné. » Les jardins, les vergers, les champs bien cultivés se changèrent en terrains de parcours; ils apportaient le désert avec eux. « Ils pénétrèrent partout, dit Masqueray, excepté dans les gorges des hautes montagnes, poussèrent dans toutes les plaines dévastées leurs troupeaux de moutons et de chameaux, empêchèrent le commerce, ruinèrent l'industrie, firent enfin de la majeure partie de l'Afrique du Nord la terre pauvre et nue que nous avons comme découverte en ce siècle avec une sorte d'horreur. » Les Berbères furent déplacés, bouleversés.
les Beni-Hammad, souverains de la Kalaâ, se transportèrent à Bougie, moins accessible aux nomades; beaucoup d'indigènes s'enfuirent dans le Sahara ou dans les montagnes, désertant les régions trop exposées aux dévastations; d'autres passèrent ou revinrent à la vie pastorale, préférant profiter du pillage que de le subir. Les dynasties berbères prirent les Arabes à leur solde, les chargèrent des opérations de police et de la collecte des impôts, leur accordèrent des concessions de terres. Les groupes arabes et berbères se superposèrent, se juxtaposèrent, se mélangèrent et de ces mélanges se formèrent des tribus nouvelles, constituées par des éléments divers, auxquelles il est d'autant plus difficile d'assigner une origine exacte que, par vanité, elles se sont forgé des généalogies qui les rattachent aux conquérants. Il est impossible d'ailleurs de connaître le nombre exact des envahisseurs, mais il est certain que les Berbères, même dans les régions où ils ont oublié leur langue pour apprendre l'arabe, ont gardé une énorme supériorité numérique.
LES ALMORAVIDES
Pendant que les Arabes nomades venus de l'Orient envahissaient l'Afrique du Nord, un grand empire berbère, celui des Almoravides, s'élevait à l'autre extrémité du Maghreb. Il fut fondé par des Sanhadja, qu'on appelait les Molathemin, les voilés, parce qu'ils portaient, comme le font aujourd'hui les Touaregs, un voile qui leur cachait le visage; ces indigènes, qui vivaient dans le Sahara entre le Sénégal et l'Atlas, convertis à l'Islam au neuvième siècle, commencèrent à faire la guerre sainte contre les noirs du Soudan, puis entreprirent la conquête du Maroc. On appelait ces guerriers, pleins de l'ardeur des nouveaux convertis, les Moudjahidin, c'est-à-dire les combattants de la guerre sainte, ou les Morabitin, parce qu'ils habitaient des ribat, sortes de couvents fortifiés. De ce mot de Morabitin dérivent à la fois le mot Almoravides et le mot marabout.
Le véritable fondateur de l'empire almoravide est Youssef-ben-Tachfin, Berbère saharien de la tribu des Lemtouna ; c'était un homme austère et profondément religieux, simple dans sa mise, ne se nourrissant que d'orge et de lait de chamelle. Il fonda Marrakech, dont il fit sa capitale; de 1064 à 1069, il soumit tout le Maroc et s'empara de Fès. Puis il marcha à la conquête du Maghreb central; en 1082, il était maître de Tlemcen, dont il fit un des boulevards de son empire; tout le pays qui s'étend jusqu'à Alger reconnut son autorité. En 1084, il passa en Espagne, appelé par ses coreligionnaires et triompha des chrétiens de la péninsule. Lorsqu'il mourut en 1106, âgé de cent ans, il laissait à ses successeurs un empire qui s'étendait du Sénégal à l'Ebre et de l'Atlantique à la Mitidja.
Les Almoravides barbares et incultes ne devaient pas tarder à se laisser gagner par la civilisation andalouse. Ils furent les agents de liaison entre l'Afrique, riche de force combattante, et l'Espagne, riche de traditions et de culture. Les grandes mosquées de Tlemcen et d'Alger sont des constructions almoravides. Grâce aux conquérants sahariens, l'art andalou s'imposa à toute la partie occidentale de la Berbérie. Le Maghreb envoie ses contingents pour la guerre sainte, l'Espagne ses ouvriers et ses formules d'art. « Si l'Espagne, dit très justement G. Marçais, est une dépendance politique du Maghreb, le Maghreb est une province intellectuelle de l'Espagne.
LES ALMOHADES
L'empire des Almoravides dura peu et se désagrégea en moins d'un demi siècle. Bientôt une autre puissance religieuse s'élève au Maroc; aux Berbères du Sahara succèdent les Berbères de l'Atlas. Un nouveau mahdi, Ibn-Toumert, surgit dans les montagnes au Sud de Marrakech; ses partisans s'appelaient El-Mouahidin, les Almohades ou unitaires, signifiant par là que les Almoravides étaient tombés dans le polythéisme. IbnToumert se posait en réformateur des mœurs et dénonçait le luxe de la cour de Marrakech. Il eut pour successeur son disciple et confident Abd-el-Moumen, fils d'un potier des environs de Nedroma qui appartenait à la tribu des Koumïa. Abd-el-Moumen parait avoir été un homme de premier ordre, d'une remarquable intelligence. Il conquit le Maroc et l'Espagne, puis pénétra en Algérie en 1145; il s'y heurtait à l'empire des Almoravides, à celui des Hammadites de Bougie et à la puissance non moins sérieuse des Arabes hilaliens ; il vint à bout de tous les trois; une bataille décisive contre le sultan almoravide eut lieu près de Tlemcen ; la chute du royaume hammadite se produisit sept ans après, puis les Arabes hilaliens furent vaincus dans la plaine de Sétif. Abd-el-Moumen s'empara ensuite de l'Ifrikia, de la Tripolitaine et du pays de Barka ; il avait fondé le plus grand empire musulman d'Occident qui eût jamais existé. De Tanger à Tripoli, dans toutes les mosquées, on disait la prière en son nom. Il avait créé une armée fortement organisée, où les milices chrétiennes de Francs et d'Espagnols combattaient à côté des Marocains et des Soudanais. On ne saurait le comparer qu'à Charlemagne; comme lui justicier, il ne s'empare de l'Afrique septentrionale tout entière que pour y faire régner l'ordre. Organisateur en même temps que chef de guerre, il renouvelle les opérations cadastrales de l'empire romain en faisant arpenter tout son empire. « C'est, dit G. Marçais, la plus grande figure du Moyen Age berbère. »
Son fils Abou-Yacoub-Youssef (1163-1184) fut aussi un grand souverain, malgré les difficultés sans nombre auxquelles il eut à faire face, notamment les révoltes des Almoravides et les dévastations des Arabes, qui portèrent des coups terribles à la puissance qu'avait échafaudée Abd-el-Moumen, préparant la chute et le morcellement de son empire. Yacoub-el-Mansour (1184-1198) fut un grand bâtisseur; il orna l'Espagne et le Maroc de monuments qui restent parmi les plus belles manifestations de l'architecture musulmane en Occident. Après lui, la décadence commence; en Espagne, la reconquista s'affirme par la victoire des chrétiens à Las-Navas-de-Tolosa (1210); les gouverneurs de provinces se rendent indépendants. Les tribus se soulèvent; les Beni-Merin, Berbères nomades du Sahara, remontent vers le Nord par la vallée de la Moulouya.
Ainsi, toujours la même histoire se renouvelle. Du Sahara ou de l'Atlas sort une tribu ou un groupe des tribus mues par l'enthousiasme religieux et la passion de la guerre sainte. D'autres tribus, désireuses de s'établir dans des régions plus fertiles, se joignent à la première pour submerger les plaines et piller les villes. Mais bientôt ces barbares se civilisent et s'amollissent; leur enthousiasme tombe, leur unité se rompt et un nouvel empire s'élève au détriment des précédents dominateurs, dont les débris sont repoussés dans le désert ou dans les montagnes.
source : «L’Histoire Des Colonies Françaises»
Par : G. Hanotaux & A. Martineau