Lorsque le candidat Bouteflika a entamé sa campagne électorale pour son premier mandat, en 1999, il surprend l’opinion publique en s’attaquant à la corruption, ce mal qui gangrène les institutions de l’Etat et saigne le Trésor public. Il promet alors de mettre à nu la « mafia politico-financière » qui ruine l’économie du pays et de stopper les appétits voraces des « 12 barons qui ont le monopole du commerce extérieur ». Jamais le pays n’a connu autant d’affaires de corruption et de dilapidation de deniers publics que durant les années 2000. Les scandales en cascade démontrent que la corruption n’est plus une affaire de ministres ou de généraux, mais plutôt de système.
Censée freiner le fléau, la loi 01/06 de février 2006, relative à la prévention et la lutte contre la corruption, n’a fait que le banaliser. Il pousse le bouchon plus loin, en disant tout haut ce que les Algériens pensent tout bas : « Chez nous, les bandits sont devenus des gouvernants et les gouvernants des bandits. » Après son élection, il continue à fustiger les mêmes bandits, utilisant un ton coléreux et menaçant : « L’Algérie est minée par la corruption (...) Des bandits ont pris en main le marché de l’importation par la force, et parfois par la menace et la terreur (...) Ces monopoles individualisés sur le marché agissent selon les textes de la loi de la République. Ce qui explique l’assurance de ce groupe de personnes à dominer l’économie du pays. Toutes les facilités leur sont accordées par les banques (...) L’Algérie est une terre marécageuse et polluée. Elle a besoin d’être nettoyée d’abord, ensuite travaillée par des hommes intègres. » Des déclarations qui font tache d’huile. A l’exception du défunt président Mohamed Boudiaf, aucun responsable algérien n’a été aussi clair vis-à-vis du phénomène de la corruption, devenue un « sport national », comme l’a si bien défini un avocat.
Le premier magistrat exhorte publiquement les services de sécurité à « mettre à nu les malversations constatées » et appelle par la même occasion les citoyens à s’impliquer dans cette lutte en dénonçant les corrompus. Un message très fort qui a fait naître l’espoir de venir à bout de ce fléau. De ce fait, des dizaines, voire des milliers de lettres faisant état d’affaires de corruption et de détournement de deniers publics arrivent aux services de la Présidence. Croyant à une véritable campagne de lutte contre la corruption, certains cadres et fonctionnaires de l’Etat mettent à nu plusieurs scandales, notamment au niveau des banques publiques et des administrations locales. L’un des plus importants et qui a fait couler beaucoup d’encre est sans conteste celui qui a éclaboussé l’administration douanière en 2001 et relatif à des courants de fraude ayant saigné pendant des années le Trésor public. Il s’agit notamment de vraies fausses domiciliations bancaires, de fausses déclarations en matière d’exportation des déchets ferreux et non ferreux et d’importation de produits électroménagers dans le cadre de la formule dite Règle 2 A et des dispositions CKD-SKD destinées au soutien de l’industrie du montage et de l’assemblage. Les commissions installées au niveau interne des services des douanes, chargées d’enquêter sur ces courants de fraude, ont estimé, dans leur rapport adressé au président de la République, à près de 7 milliards de dollars US les pertes occasionnées au Trésor public en l’espace de quatre années.
La justice a été saisie en juillet 2001 et de nombreux cadres de la direction générale des douanes, des banques publiques ainsi que des services de police ont été convoqués et certains d’entre eux inculpés. Lorsque ceux qui dénoncent se retrouvent au box des accusés Fin 2002-début 2003, c’est le grand scandale du groupe Khalifa qui éclate pour éclabousser les plus hautes institutions de l’Etat. Certains évaluent le préjudice provisoire (en attendant la fin de la liquidation) à plus de 3 milliards de dollars. D’autres banques privées, encouragées et soutenues par des pontes du système et des personnalités civiles et militaires, vont disparaître en laissant de lourdes ardoises derrière elles, et des clients totalement ruinés. En 2004, Bouteflika, dont l’un des frères est cité dans l’affaire El Khalifa Bank, est réélu pour un deuxième mandat, mais la corruption atteint son summum. Durant cette période, les banques publiques vont faire une à une l’objet de véritables hold-up. Des sommes colossales sont accordées sans garantie à des particuliers aux relations assez puissantes. Une situation qui va mettre les institutions financières au bord de la faillite et pousser les autorités à leur injecter des fonds pour leur éviter la banqueroute.
Les scandales arrivent en cascade et aucune banque n’est épargnée. En réaction, les autorités lancent le débat sur la nécessité de la refonte du système judiciaire et juridique. Au moment où l’on s’attendait à un durcissement du code pénal en matière de corruption et de détournement de deniers publics, le gouvernement présente un projet de loi qui adoucit les peines. Le débat au sein du Parlement est ahurissant. Les députés se sont focalisés sur un seul article, qu’ils ont fini par supprimer. L’article en question concerne la levée de l’immunité pour les députés en cas de soupçon de corruption ou de détournement. La loi passe comme une lettre à la poste, après la suppression de l’article en question, et va susciter une vive polémique chez les spécialistes du droit parce qu’elle ne fait pas de différence entre celui qui ruine le Trésor public, dont les peines encourues ne dépassent pas les 10 ans, et le petit délinquant qui vole un portable et risque 5 ans de prison.
Un centre de prévention pas encore installé
Pour de nombreux spécialistes du droit, la loi 01/06 a encouragé la banalisation des dilapidations et de la corruption, qui gangrènent les institutions de l’Etat. De nombreux dossiers ouverts par les services de sécurité et la justice sont vite refermés et ceux qui les ont dévoilés ont pour bon nombre d’entre eux été sanctionnés. Le centre de prévention et de lutte contre la corruption prévu par la même loi n’a toujours pas été institué. L’Algérie, qui a été l’un des premiers pays à signer la convention de lutte contre la corruption, se retrouve parmi les Etats les plus corrompus au monde. Chaque année qui passe, elle perd des points dans le classement de Transparency International. La lutte contre la corruption, que le premier magistrat utilise comme son cheval de bataille, s’est avérée finalement un discours creux. Bouguerra Soltani, ministre conseiller du président et chef de file du MSP, lui-même cité dans l’affaire Khalifa, jette un pavé dans la mare en affirmant détenir des dossiers dans lesquels sont impliqués des responsables de l’Etat. En réaction, le président menace de recourir à des poursuites pénales contre son ministre sans portefeuille. Entre- temps, c’est le nom du premier responsable de l’Assemblée nationale sortant, Mohamed Saïdani, qui est cité dans le scandale de la Générale des concessions agricoles (GCA).
Le préjudice est estimé à plus de 60 milliards de dinars partis dans des prêts complaisants. Certains comme plusieurs autres personnalités sont par la suite cités dans des dossiers liés à la dilapidation de fonds publics. Loin d’être une affaire de quelques ministres ou de généraux, la corruption va toucher une grande partie de la sphère institutionnelle de l’Etat, au point où toute volonté de lutte est immédiatement neutralisée. Laminée, disloquée et divisée, la société civile est confinée dans un rôle de spectateur, et les rares volontés qui tentent de rompre cette inertie s’essoufflent après un long parcours du combattant. Au bout de deux mandats successifs et un troisième en cours, le premier magistrat du pays a montré pour sa part son incapacité de faire face à un fléau. La corruption en Algérie a encore de beaux jours devant elle, parce qu’elle n’est pas le fait de personnes, mais plutôt d’environnement, de système.
Par Salima Tlemçani