DOSSIERS
Quand Ouamrane prit contact avec Abane sur ordre de Krim
20 Août 2008 -
De gauche à droite: Abane Ramdane, Larbi Ben M’Hidi, Krim Belkacem et Amar Ouamrane
Moins de deux mois après avoir quitté la prison de Maison Carrée, Abane Ramdane entre en clandestinité. L’homme qui va devoir prendre en charge les destinées de la résistance algérienne, pendant près de trois ans, est alors âgé de 35 ans.
Né le 20 juin 1920, dans une famille de petits propriétaires reconvertis dans le «commerce international», il prend très tôt conscience de la misère indicible des villageois kabyles. Fils et neveu de «grands voyageurs» ayant sillonné les cinq continents, notamment cette Amérique des débuts du XXe siècle, ou la ferveur anticolonialiste semble avoir pris le pas sur l’instinct de conquête, il ouvre précocement les yeux sur l’aberration du système colonial. Très tôt initié aux idées de liberté et de progrès qui sont alors plus l’apanage du Nouveau Monde que celui d’une vieille Europe impérialiste et dominatrice, il est révulsé par l’arbitraire qui accable les siens. Lui, le jeune homme au caractère bien trempé, que révolte la moindre entorse à l’équité et à la justice, ne peut supporter ce régime colonial synonyme d’inégalités, de domination et d’humiliation.
C’est au collège colonial de Blida où il poursuit ses études secondaires, que se forme et se cristallise sa conscience politique, au contact d’autres jeunes Algériens dont les futurs président et ministres du gouvernement provisoire algérien (GPRA), Benyoucef Ben Khedda, Saâd Dahlab et M’hamed Yazid. C’est un nationaliste convaincu, fervent patriote, qui quitte le collège Duveyrier avec un baccalauréat «mathématiques» en poche. Une prouesse pour un indigène. Il est presque aussitôt mobilisé et affecté avec le grade de sous-officier dans un régiment de tirailleurs algériens stationné à Blida, en attendant un départ pour la France et, peut-être, pour l’Italie. Un départ qui n’aura finalement pas lieu, ses supérieurs ayant préféré le désigner comme...l’interprète traducteur du colonel!
Démobilisé, il entre au PPA et milite activement tout en exerçant les fonctions de secrétaire de la commune mixte de Châteaudun du Rhummel (Chelghoum Laid), dans la région de Constantine.
Profondément marqué par les massacres du 8 mai 1945 qui ensanglantent la région de Sétif et de Guelma, il démissionne et rompt définitivement avec l’administration coloniale.
Un résumé de l’exposé biographique qui va suivre est mis en ligne par l’auteur sur le site Internet Wikipedia.
De retour au domicile familial, il entre en conflit avec un père autoritaire, auquel il ne ménage pas ses critiques. Le ton monte, car il n’y a pas de compromis possible entre le réformisme tranquille du père, alors conseiller général UDMA, et le nationalisme activiste et radical du fils. C’est la rupture et l’adieu à Azouza et à la Kabylie.
Le voilà de nouveau dans le Constantinois, voué entièrement au militantisme et à l’activité politique. Il est rapidement remarqué par ses responsables au sein du PPA, qui le désignent à la tête du Parti, dans la région de Sétif puis dans l’Oranie. Il se consacre également à l’organisation et à l’entraînement au sein de l’OS, la branche militaire du parti, chargée de déclencher la lutte armée. Recherché par la police coloniale pour l’affaire dite du «complot de l’OS» en 1950, il est arrêté quelques mois plus tard dans l’ouest du pays. Après avoir subi la torture «dans tous ses raffinements», il est jugé en 1951 et condamné à 5 ans de prison et 10 ans d’interdiction de séjour.
Commence alors une longue épreuve dans les prisons d’Algérie (Blida, Bougie, Barberousse, Maison Carrée) et de métropole. Après un bref séjour aux «Beaumettes» (Var), au début de l’année 1952, le prisonnier est transféré en Alsace dans l’austère prison d’Ensisheim (Haut-Rhin). Soumis à un régime de droit commun d’une rigueur extrême, il entame l’une des plus longues grèves de la faim, connues ` dans les prisons françaises, pour faire reconnaître sa qualité de prisonnier politique. A l’article de la mort, il est soigné, sauvé in extremis, et obtient gain de cause.
Prisonnier politique, il est transféré dans le Sud-Ouest en 1953. Dans la prison d’Albi (Tarn), un régime carcéral plus souple, lui permet de s’adonner à son loisir favori, la lecture. Il enrichit sa culture et sa formation politiques.
Passionné par l’histoire de l’Irlande, il s’émeut de la condition injuste et du sort tragique endurés par le peuple irlandais au cours du XIXe siècle, semblables à maints égards au malheur qui écrase le peuple algérien depuis plus d’un siècle. II se prend d’admiration pour l’irréductible Eamon de Valera, ce révolutionnaire qui connut, lui aussi, à une autre époque, les rigueurs de la détention, dans les geôles de l’oppresseur britannique.
Transféré à la prison de Maison-Carrée (El Harrach) au début de l’été 1954, il est régulièrement tenu au courant de la crise qui secoue le MTLD. Loin des grenouillages et des lavages de linge sale qui agitent le landernau politique algérien (voir infra, les centralistes...), il suit avec attention les préparatifs fébriles de ses anciens camarades de l’OS. Il sait que «le Parti, c’est fini» et que l’histoire du mouvement national s’accélère. Recevant la visite d’un membre de sa famille, il lui confie ses craintes de ne pas être libéré comme prévu au début de l’année 1955. «Des évènements importants pour l’avenir du pays sont en préparation», lui dit-t-il, l’air grave. «Ils ne vont peut-être pas me relâcher. Ma mère doit se faire à l’idée qu’elle ne me reverra, sans doute pas, cet hiver. Je compte sur toi pour l’y préparer». Il ne donne pas d’autres explications. Dans sa famille, on ne comprendra le. sens de ces paroles sibyllines qu’au lendemain des évènements de novembre 1954.
S’il n’y prend pas physiquement part, Abane Ramdane était donc tenu au courant du projet du 1er Novembre, et sans doute même associé aux préparatifs. Son engagement ne devra donc rien au hasard et à l’improvisation, ni même à une idée heureuse de Krim et d’Ouamrane. Ces derniers, tout particulièrement Krim, étaient parfaitement au courant qu’Abane Ramdane «faisait partie du "comité des 12" prévu (souligné par l’auteur) pour prendre en charge la direction de la résistance». C’est ce même «domité des 12» qu’évoque Ouamrane, mandaté par Krim, lorsqu’il rencontre pour la première fois, l’ancien prisonnier assigné à Azouza.
«Je t’annonce que toi et Lamine (docteur Lamine Debaghine, NDLA) vous avez été admis d’office comme membres de l’organisation collégiale qui groupe les six de l’intérieur et les trois du Caire». Yves Courrière ne peut inventer ces propos, qu’il met dans la bouche d’Ouamrane. Ce dernier ne peut les tenir lui-même que de Krim qui a assisté à toutes les réunions préparatoires de l’insurrection au cours de l’automne 1954.
Autre témoignage de poids, celui du major égyptien Fathi Dib, auquel Ben Bella aurait confié qu’«Abane était dans le coup». «Ben Bella avait même été jusqu’à lui transmettre en prison les étapes de préparation de la Révolution et les dates approximatives de son déclenchement», précisera l’ancien responsable égyptien du département Afrique du Nord des Moukhabarat. Ce témoignage ne peut qu’être crédible, car Ben Bella et son mentor égyptien, n’ont pas de sympathie particulière pour Abane, loin s’en faut. On voit mal comment ils pourraient affabuler pour valoriser son rôle dans la préparation et le déclenchement de l’insurrection du 1er Novembre?
Rabah Bitat confirmera ces faits. Selon ce «fils de la Toussaint», qui a participé à toutes les réunions du comité des six, au cours de l’été et de l’automne 1954, Abane était partie prenante au 1er Novembre. Voici son témoignage: «Le jour "J" de l’insurrection aurait pu être un 1er février, un 1er mars. Ou un autre jour que nous aurions fixé en fonction de la date de remise en liberté d’Abane, prévue pour le début de l’année 1955.» «Ben M’hidi, poursuit Bitat, avait proposé lors d’une réunion que nous avions tenue au début de l’automne 1954, de reporter le déclenchement jusqu’à la libération d’Anselme (pseudonyme d’Abane Ramdane dans la clandestinité, NDLA). La proposition a été discutée et Boudiaf a tranché pour le maintien de la date du 1er Novembre, en rappelant que le jour "J" avait été reporté à deux reprises, et en assurant qu’Anselme aura toute sa place dans le mouvement à sa sortie de prison.»
Acculés par l’urgence de donner une impulsion nouvelle à leur mouvement arrivé à un moment critique de son histoire, les chefs de la Kabylie n’ont certes pas démérité en faisant appel à leur «nouvelle recrue». Leur démarche était cependant inscrite dans les plans de Novembre et les préparatifs de l’insurrection. C’est donc, en réalité, à ce titre que Krim et Ouamrane prennent contact avec Abane, quelques jours seulement après sa sortie de prison, alors qu’il est assigné à résidence, à Azouza.
Cela explique au demeurant pourquoi l’ancien prisonnier qui quitte discrètement le village natal pour entrer en clandestinité à Alger, au début du mois de mars 1955, prend tout naturellement sa place dans le staff dirigeant, sans complexe ni hésitation, et sans donner le moins du monde, l’impression d’avoir pris le train en marche. Conscient d’être un membre à part entière du club du 1er Novembre, il agira, procédera et se comportera comme le chef parmi les chefs, qu’il est supposé être. Du reste, ni au Caire, où sont établis les autres membres du staff de Novembre, ni à Alger, on ne songe à contester cette distribution des rôles. Pas même Krim Belkacem qui s’attribuera plus tard le mérite d’avoir «recruté» Abane. Le chef de la Zone III (Kabylie) ne prendra ombrage du rôle central d’Abane dans le mouvement, qu’au moment où il se sentira lui-même marginalisé au sein de l’équipe dirigeante à Alger.
Après l’arrestation de Bitat, le 23 mars 1955, Abane assure la direction de la capitale devenue de fait une zone autonome, et ne tarde pas à jouer le rôle de véritable «chef d’orchestre». La «rébellion» en a du reste bien besoin, qui manque cruellement de cadres politiques expérimentés et compétents, et de cohésion, tant ses forces sont dispersées et disparates.
Paré du titre de «délégué national du FLN», l’ancien prisonnier est dès lors investi d’une immense responsabilité: mettre en harmonie les fusils et les hommes, avec les objectifs politiques, et transformer la rébellion du 1er Novembre en guerre de résistance nationale.
La libération du pays est, certes, une mission grandiose et exaltante, mais la tâche est considérable, colossale. «Titanesque», dira le chef FLN. Car il est conscient de la complexité de la situation qui règne dans le pays quelques mois après le début des hostilités. Et sait, surtout, que la route sera longue, difficile et semée d’embûches.
Nous allons le suivre, non pas à la trace, car d’autres ont su le faire avec autant de compétence que de talent, mais à travers l’essor décisif donné à cette rébellion de fusils de chasse, à laquelle il saura, incontestablement, imprimer le souffle et le rythme d’une grande révolution.
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