L’Algérie face au défi de la transition démocratique
Pour un dénouement pacifique de la crise
L’examen attentif de la situation actuelle en Algérie fait ressortir, clairement, que le système de gouvernance, hérité, dans ses grands traits, de la période de la guerre de Libération nationale, est arrivé à son point culminant d’usure.
Un processus d’usure entamé dès les années 70, avec l’apparition de dysfonctionnements chroniques au cœur du système de parti unique et accéléré, dans les années 80, par l’érosion brutale du prix du pétrole, source principale de revenus du pays.
Ce phénomène d’usure a constitué, de toute évidence, la cause principale du mouvement de révolte populaire qui a éclaté en octobre 1988. Un mouvement qui, bien que présenté par d’aucuns comme un pur produit de la manipulation de parties dans le système, n’en a pas moins illustré la profonde colère du peuple algérien, lequel exigeait de la justice et de la dignité, pas du pain.
Ce mouvement aurait pu, sans doute, conduire à une transition démocratique réussie. Les pouvoirs publics de l’époque, par peur des bouleversements que pouvait induire cette transition démocratique, ont fait avorter l’expérience. Le commandement de l’Armée nationale populaire, tout particulièrement, a raté en cette occasion exceptionnelle un rendez-vous avec l’histoire qui aurait pu contribuer à faire réussir l’expérience non pas à la faire échouer.
Cette issue a été, sans doute, rendue inévitable par l’irruption brutale, sur la scène nationale, d’un mouvement islamiste radical, regroupé au sein du Front islamique du salut (FIS). Sans doute, ce parti a-t-il péché, également, par sa démarche d’opposition frontale avec l’armée puisqu’il a suscité, en retour, la méfiance, sans nuance, de l’institution militaire. Il était, dès lors, naturel que la victoire écrasante du FIS aux élections législatives conduise à l’interruption du processus électoral décidé en janvier 1992. Une décision qui a provoqué, aussitôt, la mise entre parenthèses de l’expérience de transition démocratique. La priorité évoquée, alors, était la lutte contre la violence terroriste, pas les réformes politiques, jugées sans urgence.
Depuis lors, l’objectif des pouvoirs publics a toujours consisté, selon l’énoncé officiel de leur démarche, à préserver les institutions nationales et à garantir leur pérennité en les protégeant de la violence pratiquée par les groupes terroristes armés. Sur sa lancée, les ouvertures démocratiques, introduites à la faveur du mouvement populaire d’Octobre 88, ont été graduellement mises sous le boisseau. Seule une façade artificielle a été maintenue à travers la parution de titres privés de la presse écrite et la présence de partis autorisés, pour la plupart liés plus qu’indépendants au pouvoir. C’est de cette période, d’ailleurs, que date l’état d’urgence, censé permettre de faire face, efficacement, au terrorisme mais qui, finalement, aura plus servi à étouffer la contestation politique et sociale, dans la capitale singulièrement.
Cette démarche, inspirée, pour l’essentiel, par des considérations sécuritaires, ne pouvait conduire qu’à l’atrophie de la vie politique et sociale dans le pays. Une atrophie qui s’est accompagnée d’une lente mais inexorable asphyxie de l’économie nationale. Malgré la persistance de pratiques datant de l’époque de l’État-providence, avec d’importants transferts sociaux, la cohésion de la société algérienne n’a pas résisté puisqu’elle s’est divisée en deux blocs distincts. D’une part, la société réelle, l’immense majorité de la population — en particulier, les laissés-pour- compte de la prospérité — avec 60% de jeunes âgés de moins de 20 ans. D’autre part, la société virtuelle, c'est-à-dire la panoplie d’institutions nationales et d’appareils bureaucratiques avec les personnels dirigeants qui les peuplent, une minorité sociale, en tout état de cause.
L’injustice qui caractérise la répartition du produit tiré des richesses nationales aggrave le tableau, comme en témoigne le profond sentiment de rancœur qui prédomine chez la population, scandalisée par les affaires de grande corruption que la presse a rendu publiques. Une rancœur encore plus exacerbée par le refus des pouvoirs publics de donner une suite judiciaire véritable aux enquêtes diligentées par les services de renseignement, c'est-à-dire à déférer devant la justice les personnalités politiques citées par leurs complices.
La fracture sociale que nous venons d’évoquer et le sentiment de profonde insatisfaction qu’elle nourrit, expliquent, largement, le taux d’abstention record qui n’a cessé de caractériser, depuis plus d’une décennie, les scrutins électoraux, particulièrement les élections législatives et présidentielle. L’exemple le plus frappant étant, à cet égard, l’élection présidentielle de 2009, intervenue dans des conditions ubuesques décrites, avec force détails, dans le câble diplomatique de l’ambassadeur américain à Alger et que Wikileaks a rendu public.
Cette fracture sociale a suscité un état d’esprit des plus contestataires au sein d’une population qu’agite un bouillonnement sans précédent, encore plus exacerbé par le verrouillage systématique du champ politique et médiatique.
Bref, l’état de crise que connaît le système de gouvernance publique s’est aggravé au point de devenir chronique, impossible presque à dépasser. Jugez-en. Un chef de l’État indisponible par habitudes de travail autant que pour cause de santé. Un Premier ministre, ambitieux et vindicatif, même si cantonné dans des tâches de coordination administrative. Un Parlement “croupion”, relégué au rôle de “chambre d’enregistrement”. Des partis politiques déconnectés de la réalité sociale et démunis d’un projet national alternatif. Des leaders et des élites sans ancrage au sein de la société, gagnés, en général, par l’esprit de résignation. Se greffe à ce tableau inquiétant, une perte, presque irrémédiable, de compétences au niveau des administrations de l’État et des entreprises publiques. Autant le mode de gouvernance s’enfonce dans la crise, autant le potentiel de contestation se renforce au sein de la population.
Voici planté l’état des lieux qui prévaut dans le pays. Est-il annonciateur d’une explosion sociale prochaine dans le sillage des mouvements intervenus en Tunisie et en Égypte, et qui touche, désormais, tout le monde arabe ? Faut-il emboîter le pas aux pouvoirs publics algériens lorsqu’ils considèrent que l’Algérie, en tous points, est différente de la Tunisie et de l’Égypte ? L’Algérie, en effet, aurait déjà réalisé sa transition à la faveur du mouvement populaire d’Octobre 1988. Le peuple algérien — ses classes moyennes, particulièrement —, lassé par une longue période de terrorisme, ne veut pas renouer avec la violence que des manifestations non maîtrisées pourraient entraîner. Les réserves financières dont dispose le pays permettent aux pouvoirs publics de désamorcer, autant de fois que nécessaire, la contestation sociale grâce à la distribution généreuse de prébendes. Enfin, jusqu’à preuve du contraire, les revendications exprimées lors des manifestations ou des mouvements de grève portent sur des revendications économiques et sociales, en aucune manière sur des exigences politiques se rapportant au régime. Ces considérations conduisent les pouvoirs publics à faire l’impasse sur la dimension politique de la crise actuelle pour se focaliser sur ses aspects économiques et sociaux. Ils croient pouvoir, ainsi, conjurer le mauvais sort. Que ne savent-ils que le peuple algérien aspire à la dignité pas à la mendicité. Que ne savent-ils que le temps leur est compté. Le choc sera terrible pour ceux qui pratiquent “la politique de l’autruche” !
Cet état des lieux préfigure, sous quelque angle qu’il soit pris, une explosion sociale certaine. Comment pouvoir être aussi catégorique ? Il suffit d’examiner, dans la sérénité, les perspectives d’évolution de la situation. Deux scénarios essentiels peuvent être envisagés. Premier scénario, celui du statu quo. Les concessions, toutes insignifiantes, annoncées par le Président de la République, n’augurent en rien une volonté réelle d’engager une véritable transition démocratique. Nonobstant la violence dont il sera, forcément, porteur, ce scénario est tributaire de trois paramètres. Le comportement du mouvement islamiste plébéien, selon qu’il s’assure, ou non, du contrôle du mouvement de contestation pour son profit exclusif. L’attitude de l’armée, selon qu’elle appuie ou qu’elle réprime le mouvement de contestation.
La réaction de l’environnement international, États-Unis, France et Union européenne, selon qu’ils favorisent ou non le mouvement de contestation. Le risque est grand que ce scénario du statu quo, sous l’effet du pourrissement, conduise à des jacqueries que nul ne pourra maîtriser.
Deuxième scénario, celui du dénouement pacifique. Contre toute attente, les pouvoirs publics, entendez le Président de la République, à son initiative, ou requis par l’institution militaire, pourrait engager un véritable programme de réformes politiques, annonciateur d’une véritable transition démocratique.
Les réformes politiques envisagées porteraient sur l’institution d’une commission indépendante chargée de proposer, dans un délai de trois mois, les amendements à apporter au texte constitutionnel, l’organisation d’élections législatives anticipées dans un délai de six mois, l’organisation d’une élection présidentielle anticipée dans un délai de douze mois, la mise en place immédiate d’un gouvernement de transition ouvert à toutes les sensibilités politiques, l’ouverture, sans délai, du champ politique et médiatique et l’introduction de procédures judiciaires contre les personnalités impliquées dans les affaires de grande corruption.
Le Président Abdelaziz Bouteflika dispose encore de la possibilité d’assurer un passage de relais pacifique et consensuel qui lui garantisse un retrait, dans la dignité et l’honneur, pour se libérer de charges auxquelles son état de santé ne lui permet plus de faire face. Pour le bien de l’Algérie et le bonheur de son peuple, il faut souhaiter que ce soit ce scénario pacifique qui se vérifie.
Par : Mohamed-Chafik Mesbah