Merci Sinas...
En cherchant sur le net au sujet de Belkacem Ait Ouyahia (que je viens de découvrir),j'ai
trouve un entretien que je partage avec vous tous...bonne lecture
LECTURE
ENTRETIEN
Belgacem Aït Ouyahia, Pierres et Lumières. Souvenirs et digressions d'un médecin algérien,
fils d'instituteur "d'origine indigène". Alger : Casbah Editions, 1999-2000, 333 p. (Préface de
Mostefa Lacheraf : "L'écrivain et l'esprit du lieu").
Itinéraires de mémoire
L'année 1998 avait vu la publication du Tome 1 des mémoires de Mostefa Lacheraf, Des noms et des lieux,
mémoires d'une Algérie oubliée. La même maison d'édition, Casbah Editions, publie coup sur coup à Alger ces
derniers mois, un récit écrit par B. Aït Ouyahia et un entretien de Jean-Paul Grangaud, transcrit par
Abderrahmane Djelfaoui, Jean-Paul Grangaud, d'Alger à El Djezaïr. Deux médecins très connus en Algérie qui
nous offrent ainsi un pan de mémoire où succèdent aux souvenirs de l'enfance et de l'entrée dans l'âge adulte en
terre coloniale, les faits de l'après-indépendance. L'entretien de Grangaud insiste plus volontiers sur l'action du
médecin de Santé Publique de 1962 à aujourd'hui. Sans taire cette part importante de son histoire, B. Aït
Ouyahia s'attarde plus sur la période d'avant 62.
B. A. O. — C'était un choix. Il me semblait important de dire ce qu'il y avait eu avant et qui va conditionner la
suite. J'ai voulu écrire un livre où le père était le personnage central."
Autour de lui, certains ont été sceptiques quant à l'intérêt qu'allait susciter cette histoire, son histoire :
B. A. O. — Je n'ai pas choisi mon lecteur. J'ai choisi d'écrire. J'ai voulu soigner mon écriture, dire sans expliquer
tout. Je pense que certains vont retrouver des choses à partir de ces gestes significatifs que j'ai isolés, des
attitudes qui m'ont marqué.
Comme l'écrit Mostefa Lacheraf dans sa belle préface :
"Nous voyons se dégager, en effet, loin des amalgames idéologiques anti-algériens et des faux-semblants de la
religiosité tactique, une tradition qui avait été perdue depuis l'indépendance et relative à la connaissance, sur le
terrain et par la mémoire, de ce très vieux pays. Une tradition de la véracité qui est aux antipodes du
conservatisme et de la complaisance et rend plus fidèle aux siens le visage d'une Algérie attachante et diverse
[…] C'est que l'oubli ingrat a trop duré, et la confusion des concepts sur un fond d'ignorance de soi qui font de
l'Algérie, aujourd'hui agressée de l'intérieur, un pays qui affabule son histoire et tourne le dos à sa géographie
faute de savoir se situer de façon adéquate dans l'espace et le temps."
Trois exergues d'importance inégale ouvrent Pierres et lumières. La première est un extrait de l'ouvrage de
Jean Bernard, C'est de l'homme qu'il s'agit. Elle est, manifestement, par le commentaire qu'en propose l'auteur,
celle qui donne le sens profond de cette écriture de souvenirs… ; "écrire sur la page du milieu", cette page se
distinguant de la page de gauche où l'on écrit ce que l'ennemi peut entendre et de la page de droite écrite dans la
complicité avec les siens… La seconde exergue est une strophe de Correspondance de Baudelaire; la dernière un
adage kabyle, en deux langues, kabyle et français. Ces citations dessinent déjà le riche kaléidoscope d'une
identité culturelle algérienne, diversement originée.
Quatorze parties forment la trame de ce récit, parties au titre souvent suggestif ou insolite (suscitant alors la
curiosité et l'envie de lever le mystère, ainsi de "Jean-Baptiste" ou de "La transmutée du 767"… ) ou alors
illustratif ("Tu seras médecin" ou "Orléansville 54"). Chaque partie comprenant elle-même un nombre de
chapitres variable.
Rendre compte pour les lecteurs d'Algérie Littérature/Action de ce récit autobiographique refusant la linéaire
chronologie, nourri de mémoire individuelle et collective, ne peut se faire par un résumé du contenu. Je préfère à
mon tour déployer ce qui m'a frappée à la lecture et offrir ainsi des portes qu'il suffira d'ouvrir grandes.
Le rythme non linéaire du souvenir
Parlant du récit dans Liberté du 4 avril 2000, Dehbia Aït Mansour notait : "Cette autobiographie est parfois un
peu difficile à suivre, parce que le récit se disperse, et que toute l'ossature du livre souffre d'une approche trop
linéaire, anecdotique, et non condensée autour de quelques chapitres significatifs de cet itinéraire."
B. Aït Ouyahia note, avec un léger sourire, cette gêne éprouvée par le lecteur :
B. A. O. — Les digressions sont venues d'elles-mêmes; elles n'ont pas été calculées. En écrivant, j'avais même
parfois l'impression que cela n'avait ni queue ni tête. Si bien que j'ai été surpris en relisant le tout à la fin de
découvrir une certaine continuité. Je reconnais qu'on peut perdre pied, parfois. Je n'ai pas voulu écrire facile. Et
si le lecteur doit chercher un peu, je peux dire que j'ai choisi cette difficulté.
Télescopage et enchaînement en apparence incongrus des souvenirs… Pourtant cette manière d'écrire reproduit
bien les caprices et les méandres de la mémoire :
"Je veux donc que mon père soit le premier instituteur même si, en vérité, il était peut-être le second. On l'avait
affecté pour son poste inaugural en ‘pays arabe’, dans le Constantinois, à Chateaudun du Rhummel, paradis
lointain de mon enfance et de mes souvenirs. Ce nom sonne encore dans ma tête comme les éperons d'un
capitaine de dragons dont je reconnais la moustache effilée et la casquette aplatie… […] Chateaudun du
Rhummel, Chateaudun de Rommel…
Je me laisse emporter par une tornade anachronique pour m'offrir le spectacle imaginaire de deux armées
ensemble, l'une venue de France et l'autre d'outre-Rhin. L'Afrique leur apporta la gloire et leur donna son nom.
Je vois l'Africa Korps du reich tout puissant et la toujours glorieuse armée d'Afrique. J'entends les chants et les
cris des soldats qui se mêlent :
- C'est nous les Africains… gùten Kameraden… Qui revenons de loin… Die Trommel schlùg zùm… défendre le
pays… meiner Seite…
Et leurs étendards déployés qui claquent au vent sur l'immense plaine où jadis régnait le Grand Massinissa,
Agellid ameqqran."
B. A. O. — Je n'ai pas cherché à sélectionner. Non; il y avait des souvenirs importants et d'autres petites histoires
se sont greffées autour.
De nombreux exemples pourraient être pris de ce qui apparaît comme une véritable technique d'écriture : celle
du décrochage. Ainsi lorsqu'il se souvient de la montée de la place du gouvernement à Hydra pour les cours
d'allemand qu'il prenait, B. Aït Ouyahia ne se contente pas de décrire cet itinéraire et de nous restituer une Alger
lointaine : le nom d'une rue fait basculer d'un monde dans l'autre, de Dumont d'Urville à Ali Boumendjel. Surgit
alors 1962 et l'indépendance mais pour qu'aussitôt le récit retourne en arrière vers 1958 et rappelle, sobrement,
l'assassinat d'Ali Boumendjel qu'on voulut masquer en suicide.
L'humour au tournant des phrases
Ce qui déroute peut-être aussi le lecteur — ou qui l'enchante comme ce fut mon cas — c'est une constante de
ton à chaque page de Pierres et lumières, celle de l'humour!
Humour bon enfant pour évoquer les constructions de l'après-indépendance dans les villages kabyles ou
autres!… "Car toutes ces constructions cosmopolites, toutes ces superstructures nées des fantasmes de nos
valeureux bâtisseurs avaient un point commun : les garages, toujours au pluriel, en kabyle, igaradjen (lire ce
mot à l'allemande pour le en). Ces garages étaient, eux aussi, souvent en attente, comme les fers des terrasses."
Humour bon-enfant aussi non sans une petite pique plus accentuée lorsqu'il s'agit d'évoquer les baptêmes des
rues : "Pendant trente ans, un boulevard des hauts d'Alger portera le nom de Salah Bouakouir, jusqu'au jour où
un autre Kabyle, Krim Belkacem, le premier à être monté au maquis, bien avant 54, viendra prendre sa place
sur les plaques du boulevard du Telemly, toujours nommé, qui continue de résister aux baptêmes successifs."
Humour encore pour conclure la belle performance au Certificat d'études à la satisfaction de l'examinatrice : le
souvenir de l'enfant cède la place à la voix de l'adulte : "Nantes se souviendra-t-elle qu'enfant je l'ai célébrée en
chantant et me sera-t-elle assez clémente aujourd'hui pour me ‘renvoyer l'ascenseur’ et le visa que j'attends moi
aussi depuis des mois?"
Humour aussi dans la minutie de la description de certains gestes :
"Salut classique des arabo-islamo-berbères, le rite à trois temps bien connu : d'abord la main qui serre l'autre
main, que l'on ramène ensuite pour la poser à plat sur le coeur, et, le dernier temps, souvent escamoté par les
citadins, rarement par les campagnards, et spécialement les Kabyles, l'index posé sur les lèvres qui embrassent
le doigt ou feignent de le faire."
Humour plus acide — pour rappeler les décisions concernant les devises, les émigrés et les "résidents"
algériens — , qui se déploie dans une courte séquence où se succèdent la dénonciation et l'auto-dérision.
Humour, même lorsque la colère est forte, à propos du frêne centenaire abattu. Car ce livre est né véritablement
d'une colère, l'humour en étant sa traduction maîtrisée :
"On créait donc cette nouvelle piste pour que les matériaux arrivent sur terrain plat, tout près des chantiers.
Le bulldozer arrive à un tournant.
Il y a là, occupant la courbe du virage, l'énorme tronc ventru d'un vieux frêne : une partie de ce tronc se cache
dans les ronces, l'autre avance, propulsant sa hernie monstrueuse au-dessus du chemin.
On n'avait d'yeux que pour ce tronc immense comme si l'on ne pouvait voir le géant qu'il portait. […] Les
hommes se concertent pour savoir comment s'y prendre pour abattre l'obstacle.
Car il faut évidemment l'abattre. Peut-il germer une autre idée chez ces professionnels de la démolition,
habitués à détruire, à raser tout sur leur passage, sans fioritures?"
B. A. O. — Oui, c'est le point de départ de l'écriture : ma colère devant un geste inutile. L'arbre est un symbole.
Il est celui qui a vu tant de décennies s'écouler. J'ai alors fait parler ce frêne comme un témoin. On doit aller vers
la modernité mais on n'a pas à tout détruire : le frêne abattu… Alger éventrée, la Grande Poste éventrée par le
métro…
Ce mot de témoin nous reconduit vers la mémoire et l'Histoire.
L'Histoire par flashes
Belgacem Aït Ouyahia ne nous donne pas un cours d'Histoire mais il n'hésite pas, comme tout autobiographe, à
rappeler des faits et des dates nécessaires à la compréhension de son histoire et de celle des siens : ainsi apparaît
en flashes le lointain passé de la conquête française (Taourirt, Icheriden, 2 juillet 1857… ) ou le passé plus récent
de la guerre d'indépendance.
La recherche de l'Histoire est constante, toujours en filigrane même quand le propos apparaît plus anodin. On
comprend alors la "déclaration" aux dernières pages du livre qui peut faire grincer des dents plus d'un partisan
d'une histoire "purifiée" et "juste" mais qui apparaît comme ouverture et choix de la prolifération pour toucher
plus de vérité :
"L'Histoire que, pour ma part, je veux assumer ‘pour le meilleur et pour le pire’; et les historiens de mon pays,
au risque d'irriter les censeurs, je les reconnais tous : Ibn Khaldoun, Emile Felix Gauthier, Albertini, Braudel,
Marçais et Charles-André Julien, et Berque, et Mostefa Lacheraf et Abdallah Laroui, et Ageron et Benjamin
Stora, et Mohamed Harbi et Mahfoud Kaddache, et même celui qui n'est pas encore historien et qui osa
récemment parler de ‘régression féconde’.
Et je revendique aussi, et deux fois plutôt qu'une, Salluste et… mes racines."
De cette conviction aussi, le choix de la couverture : une reproduction d'un tableau fait par Charles Savorgnan
de Brazza qui est, pour l'auteur, un hommage au terroir, au pays et qui conjoint le Saint et l'aïeule dans ce "Jeddi
Mangellat".
La diversité et la ségrégation oubliées…
L'Algérie oubliée… flash de 1940… de l'Hôtel de la Régence, près de la place du Gouvernement, sortaient des
"messieurs européens avec de jolies dames". Mais "il y avait aussi quelques arabes habillés comme l'Emir
Abdelkader sur la photo, ou comme les caïds et les bachaghas. Tout ‘em… burnoussés’ et ‘en…. guenourés’, ils
parlaient en souriant des yeux, de la barbe, des dents quand ils s'adressaient aux Français avec, en plus, des
ronds de leur jambe bottée de cuir rouge quand ils parlaient aux dames; mais leur voix s'enflait démesurément,
à faire trembler les palmiers tout près, quand ils devaient dire quelque chose aux Arabes comme eux."
En allant au lycée, à la même période, il rencontre sortant "calmement et presque en silence" d'un immeuble,
"les enfants juifs, garçons et filles, qui continuaient d'aller à l'école et au lycée, les leurs, créés au pied levé,
avec des maîtres et des professeurs juifs qui, comme leurs élèves, avaient été chassés des écoles et des lycées
officiels."
Les métropolitains ont du mal à se retrouver dans cette mosaïque ethnique, ce qui vaudra à l'enseignant
français de France une belle bévue aux yeux des élèves français. Le professeur de français-latin de troisième,
Monsieur Lecomte, traite tous ses élèves de "berbères, barbares" alors qu'en l'occurrence il n'y avait qu'un seul
Berbère dans la classe! "Monsieur Lecomte était en Algérie depuis peu; d'où cette idée incroyable, saugrenue
qui lui était venue que tous ces garçons, par une sorte de ‘loi du sol’, devaient tous se sentir un peu berbères,
‘sur les bords… et les Babors’.
L'erreur était énorme, auant que l'étonnement de mes condisciples de s'entendre assimilés aux Berbères, aux
Kabyles, en bref, aux "melons", eux, les Européens, les Français d'Algérie, aussi français que Monsieur Lecomte
sinon plus, même si une bonne moitié, qui auraient bien pu avoir un Berbère juif dans leurs lointains ancêtres,
devaient leur citoyenneté de facto au décret Crémieux, et si quelques autres, dont les familles venaient de Sicile,
de Malte ou de Castille, étaient devenus français par une naturalisation fraîche et massive."
La difficile perception de ce que l'on est réellement (souvenons-nous de l'exergue, page de droite, page de
gauche) est très bien exprimée lorsque B. Aït Ouyahia évoque son installation comme jeune médecin : "Pour les
Européens il serait le médecin kabyle du Triolet ou le médecin arabe de l'immeuble Denis ou le médecin
indigène du Climat de France.
Pour les autres, les siens, il serait tous ceux-là à la fois, mais il serait surtout leur frère car, dans ce temps-là,
ce simple mot les unirait tous dans le même serment : être des Algériens."
B. A. O. — Oui, j'ai voulu faire revivre une certaine Algérie, l'Algérie de la colonisation, autrement que comme
elle est enseignée. La vie de colonisé, c'était autre chose. C'est quelqu'un qui est… au-dessous… Nous n'étions
pas exclus car être exclus, cela peut laisser supposer qu'on faisait partie d'un ensemble. Ce n'était pas ainsi : les
colonisés étaient d'un côté et les colons de l'autre. Nous vivions une vie en parallèle, au-dessous, très endessous…
Fils d'instituteur, étudiant en médecine puis médecin : n'était-il pas, tout de même, parmi les privilégiés?
B. A. O. — Globalement oui, bien évidemment. J'étais privilégié. Il y avait une interaction, des camaraderies qui
naissaient, des amitiés même mais avec des zones où chacun conservait sa différence. Et à l'indépendance, cela a
été une véritable coupure. Très peu de contacts ont été conservés.
La référence au cinéma
"Les cinémas de Bab el Oued, je les connaissais tous. Ils étaient dix et je ne peux résister au commandement de
les faire défiler."
B. A. O. — Il faut s'imaginer ce que c'était pour un petit Kabyle venant d'une école de tribu d'arriver dans les
rues d'Alger! Ces salles de cinéma ont été pour moi un bouleversement extraordinaire.
Ainsi, à la fin d'un souvenir, la comparaison avec un film surgit : "Voilà pourquoi deux de ces frères,
accompagnés de Hacène, avaient déposé un couffin dans mon cabinet.
Une anticipation dans un tout autre registre des Trois hommes et un couffin d'un futur Michel Boujenah…"
Ou, plus loin, évoquant le débarquement des Alliés :
"C'était à coup sûr des navires de guerre qui tiraient au canon…
comme dans L'Aigle des Mers, avec Errol Flynn."
Et il y aurait d'autre exemples encore de cette fascination qu'exerce sur le narrateur le cinéma…
B. A. O. — Et la précision dans les noms d'acteurs! Oui, tout à fait. Le cinéma a été pour moi la découverte des
lumières de la ville. Cela a duré trois ans…
Rêves contrariés d'adolescent
"En 1948, moi, je voulais entrer à Saint-Cyr. Et mes rêves, les rêves du garçon qui voulait être le premier
Kabyle à entrer à l'Ecole Militaire, mes rêves étaient de casoar et gants blancs, de défilé sur les Champs Elysées
au son d'une musique qui, aujourd'hui encore — allez savoir pourquoi! — me donne toujours la chair de poule,
alors que ma peau a, depuis bien longtemps, fini d'être tannée."
Ces rêves, il n'ose les exprimer devant le père qui, péremptoire, décide : "Tu seras médecin, mon fils."
Parler sa langue pour dire son réel
"Ainsi était tombée la maison de Tsitsi-s, ma grand-mère. Je ne reverrai plus l'adaynin où dormaient ses brebis
et sa petite chèvre noire, ni la large estrade, tasga, où, tous les hivers, elle montait son métier à tisser d'où
sortiraient, à la fonte des neiges, la couverture toute blanche ou le tapis aux couleurs vives, ou le burnous du
gendre préféré qui était comme le fils qu'elle n'avait jamais eu. Elle a été détruite comme tant d'autres la maison
de Tsitsi-s et, longtemps, la poutre centrale, asalas alemmas, est restée debout, plantée dans les gravats."
C'est un paragraphe de la première page de ces souvenirs : on sent que B. Aït Ouyahia prend véritablement
plaisir à incruster sa langue dans l'écriture en langue française.
B. A. O. — Oui, ici, c'est un véritable cri d'amour au terroir, à cette langue, en citant aussi un certain nombre de
proverbes. Tout cela disparaît, remplacé par le parpaing… Je veux dire seulement : ‘laissez un peu les choses du
passé. Ne les oubliez pas!’ Je devais assumer entièrement mon histoire qui passe également par les langues : la
langue maternelle, le kabyle et la… langue paternelle, le français, langue du père instituteur.
Et je regrette vivement de ne pas parler arabe, de ne pas écrire l'arabe, comme j'écris et parle le français.
L'histoire en a ainsi décidé…
Oui, j'introduis parfois le kabyle dans le texte français. Ce n'est pas un drapeau que j'agite avec je ne sais quel
sous-entendu politique d'une époque révolue. Non, mon drapeau est connu; mais sous les plis de ce drapeau,
l'histoire a laissé, qu'on le veuille ou non, des cultures, des langues qui se sont sédimentées au fil des siècles : le
berbère, l'arabe, le français, toutes langues de cultures, même pour le kabyle, cet ‘idiome’, comme on précisait
dans ma prime jeunesse, pour le distinguer des langues nobles, avec cette connotation péjorative née de la
consonance.
Le kabyle est une richesse du patrimoine national que je voudrais voir exploitée et non vouée à la disparition,
comme les orangeraies de la Mitidja aujourd'hui ensevelies sous le parpaing, et les jardins de Kabylie
abandonnés aux ronces et aux fougères.
"C'était au temps où l'on parlait encore kabyle, au temps des joutes oratoires, quand chaque village désignait
son héraut. Le kabyle n'était pas cet ersatz qui avait déjà cours dans les rues de Tizi, dont l'usage se
généraliserait et qu'on entendrait plus tard même sur les ondes de la future Chaîne 2, bastion de la ‘défense et
illustration de la langue’ kabyle et de l'amazighité supposée ‘pure et dure’ : on oserait baptiser kabyle l'hybride
d'un français vulgaire et d'un arabe vulgaire tout autant, ponctué — et encore, pas toujours — de quelques mots
de berbère plus ou moins authentique, et, pour pallier l'indigence des mots, un accent forcé, caricaturé à l'excès,
jusqu'au ridicule, comme si un accent pouvait à lui seul, fût-il kabyle et sui generis, tenir lieu de langue et la
perpétuer…"
La plume du fils d'instituteur
B. A. O — J'ai d'abord écrit pour rendre hommage au père et, à travers lui, à tous les instituteurs d'origine
indigène qu'on a voulu oublier. Je n'ai pas voulu faire de portraits mais faire ressentir l'atmosphère d'une époque,
les valeurs dont ces hommes ont été porteurs : la difficulté d'arriver dans ce monde, la rigueur, la droiture, le
respect des anciens, la dureté d'une éducation pour faire de leurs enfants ce qu'ils sont devenus.
Peut-être tout ce qui est dit de "l'enseignement pour les indigènes" n'est-il pas assez explicite puisque cette
ségrégation dans l'enseignement, pas si éloignée dans le temps, est oubliée aujourd'hui?
B. A. O — Effectivement, un certain nombre d'enseignants indigènes réclamaient la fusion. Mon père était
persuadé que ses petits élèves pouvaient apprendre vite. Il a d'ailleurs mis au point une méthode de lecture liée
au langage qui aurait pu servir pour tout le Maghreb. On ne l'a pas reprise après l'indépendance. Certains
enseignants l'utilisaient… clandestinement, mais officiellement, on l'a mise de côté!
Le récit de souvenirs prend, régulièrement, le chemin de l'école. Qui s'en étonnera? "C'était le soir. Bêtes et
gens revenaient des champs par petites caravanes escortées par le grésillement strident des grillons et les
coassements des crapauds. De temps en temps, non loin, un chacal hurlait et un autre aussitôt lui répondait."
Maupassant, Feraoun et tant d'autres "rédactions" reviennent à l'esprit en lisant de tels passages!
B. A. O. — Le style de la rédaction? Oui, j'en ai eu conscience : quand on est fils d'instituteur, on ne se change
pas! Et j'ai trouvé que c'était bien de le laisser ainsi… Le maréchal-ferrant, eh oui! C'était comme cela.
A la fin de cette année 1940, le père est nommé aux confins de Bab el Oued et participe activement aux
réunions du syndicat des instituteurs et aux "discussions interminables sur la question du moment : la fusion des
enseignements pudiquement appelés A et B". Suit un rappel concis et efficace de cette question que beaucoup ne
connaissent pas aujourd'hui et que d'autres ont oubliée, à partir de la position du père :
"Mon père s'insurgeait contre l'enseignement au rabais pour les indigènes. […] ‘Les caves se rebiffaient?’
Non. Pas pour l'instant. Ils disaient seulement leur soif de justice en commençant à élever un peu leur Voix des
Humbles."
Et, plus loin :
"Monsieur Hannachi, le verbe haut et la "bonne bouille" louis-philliparde parlait à Monsieur Oussedik et à
Monsieur Feraoun, en scandant ses propos à l'aide d'une brochure bleue qu'il tenait à la main et qui ne pouvait
être que La Voix des Humbles".
Souvenir de son premier remplacement à Fort-National : c'est la partie intitulée "Itinéraire" où, au rythme des
étapes qui jalonnent la route d'Alger à Fort-National, les souvenirs affluent continuant à dessiner cette carte
"d'une Algérie oubliée", pour reprendre le sous-titre de Mostefa Lacheraf à propos de ses mémoires.
Ainsi, sur la route, apparaît en contrebas l'école que dirigeait Mouloud Feraoun.
"Un instituteur d'origine indigène, directeur d'école en 53, ce n'était pas chose courante; à la rigueur, d'une
école indigène, une école de tribu, mais d'une école d'un centre de colonisation, ‘ville’ de garnison de surcroît,
non! Mais Mouloud Feraoun était plus qu'un simple instituteur. Il venait de publier La terre et le sang, un roman
couronné par un prix littéraire."
Quels ont été ses relations avec Mouloud Feraoun? Ont-ils parlé de littérature?
B. A. O. — Je l'ai connu le temps de mon passage à Fort-National, j'avais alors 25 ou 26 ans. C'était
extraordinaire de voir un Kabyle, directeur d'école à Fort-National! Un directeur en burnous, devant une anisette!
Moi, j'étais le médecin du coin, un jeune; Mouloud Feraoun était un copain de mon père. On savait qu'il avait
écrit des livres mais on ne les lisait pas. Il m'a reçu comme on reçoit le fils d'un collègue.
Au fond, c'est tout un voyage dans le refus des camouflages et des travestissements, personnels, sociaux,
historiques auquel nous convie Belgacem Aït Ouyahia : n'est-ce pas d'une certaine façon le sens de l'ultime
anecdote choisie comme conclusion, "La transmutée du 767" dont le lecteur découvrira l'histoire — tout à fait
authentique!
B. A. O. — Je me moque du côté caméléon…
A juste titre, Mostefa Lacheraf parle d'une "pédagogie du souvenir" et d'une "écriture fidèlement suggestive".
On ne peut que souhaiter que se multiplient ces itinéraires de témoins dont la lucidité et l'absence de fauxfuyants
restituent une hétérogénéité et une discontinuité, garantes de notre liberté d'être différents sans être
menacés d'exclusion.
Présentation par Christiane Chaulet-Achour
Les propos de l'auteur ont été recueillis à Alger
par Ch. Ch.-A. en avril 2000.