Cheikh Sidi Bemol se confie à liberté
“Je chante en algérois et en kabyle, c’est là mon univers”
Artiste aux multiples facettes, auteur-compositeur-interprète, mais aussi dessinateur, Hocine Boukella est el Bandi du Gourbi rock. Dans cet entretien, il revient sur son amour de la langue algérienne, sur sa façon de travailler, mais aussi ses engagements. Pour lui, Alger n’est assurément pas une halte comme les autres.
Liberté : Vous vous apprêtez à retrouver le public algérois pour une soirée ramadhanesque. C’est un moment particulier pour vous, en tant que musicien ?
Hocine Boukella : En fait, non, pas vraiment. L’ambiance des concerts ne diffère pas de celle que l’on peut ressentir durant les autres périodes de l’année. La vraie différence, c’est la couleur des publics. En Europe, il y a beaucoup d’Algériens qui viennent à nos concerts, des étudiants, mais il y a aussi beaucoup de Français. Ici, en Algérie, c’est vraiment le public pour la musique qu’on fait. Là-bas, les gens ne comprennent pas vraiment ce que l‘on raconte dans nos chansons.
Si tu ne prends pas la peine d’expliquer les textes… (Rires) Plus sérieusement, c’est très émouvant à chaque fois. Le public qui vient nous voir est très mélangé, mais majoritairement, ce sont des jeunes. Qu’autant de jeunes viennent voir un type qui a entamé la cinquantaine, alors qu’on pourrait imaginer qu’ils soient branchés sur autre chose ! Ça m’a d’ailleurs un peu étonné au début… (Rires). En tout cas, j’en suis très content.
Vous évoquiez la différence de perception des publics, entre ici et l’Europe. Si votre musique est très métissée, les textes, eux, sont dans une très grande majorité ecrits en arabe algérien, en “derja”. C’est un choix ?
Oui, c’est un choix. Parce que je pense que c’est une très belle langue. Elle est très inventive, elle a beaucoup de poésie aussi. Il y a des proverbes, des tournures de phrases très belles, très musicales. Cela m’étonne d’ailleurs beaucoup que les grands textes ne soient pas suffisamment enseignés dans les écoles, comme les “qacaidh” du chaâbi ou d’autres.
Pour que les enfants se les approprient comme quelque chose de naturel. Je chante, j’écris en algérois et en kabyle, parce que c’est la dedans que j’ai grandi, c’est là mon univers.
L’Algérie, sa culture, c’est aussi les mots, la vie de la langue pratiquée par les gens. Nier cela revient à nier l’existence des gens. Beaucoup de personnes dans le monde artistique ont encore ce complexe dans leur tête, ils ne considèrent pas l’algérien comme une langue. Ce n’est pas normal. C’est vrai que j’ai un côté assez militant sur cette question.
Dans Gourbi rock, sorti en 2007, il y a quelques textes assez corrosifs, très drôles comme par exemple “Rxis”. On y retrouve d’ailleurs cet amour de langue, des “bons mots” ?
Bien sûr. Qui ne connaît pas un “rxis” autour de lui ? En plus, c’est une expression de défoulement pour beaucoup de monde. Ça fait bien de le dire, comme ça, avec l’accent ! Sinon, c’est juste une petite chanson marrante avec un gros son, genre Rolling Stones.
Il y a aussi des textes plus politiques comme Matloumniche ou Yakhi hala…
Matloumniche a été écrite en pensant aux “mères du mercredi” qui se rassemblaient, il y a quelques années, chaque semaine, devant le siège de l’ex-observatoire des droits de l’Homme, avec leurs pancartes et leurs photos. Je me souviens que chaque fois que je passais devant, j’étais mal à l’aise. C’est une petite chanson pour elles, par ce qu’elles ont traversé, le drame qu’a été celui des disparus, est un véritable scandale. Aujourd’hui, tout le monde pousse à l’oubli, l’amnésie, dans tous les camps, de tous les côtés. Yakhi halla, c’est un peu différent. Quand j’étais enfant, je me rappelle que déjà mon grand-père me parlait de la Palestine. C’est quelque chose avec laquelle on a grandi, et qui n’est toujours pas réglée. C’est incroyable ! Comment se fait-il qu’on ne reconnaît pas un droit aussi élémentaire à un peuple depuis si longtemps ? Qu’on refuse d’utiliser en Europe le terme de décolonisation, alors que les Israéliens revendiquent le terme de colonies ? Comment se fait-il que ce qui se passe au Proche-Orient tourne au spectacle ? Comment se fait-il que les USA puissent terroriser la planète et qu’on trouve ça “normal”. Koulèche normal. En plus depuis qu’il y a Bush, on a des islamistes partout. Vraiment, ils peuvent lui dire merci…
Pour cet album, vous avez collaboré avec Mourad Rahali (ex-T34) pour la musique et Sid Ahmed Semiane pour les textes. Comment vous travaillez, en général ? Vous écrivez le texte d’abord et la musique ensuite ?
En général, c’est les deux en même temps. Ça part par exemple d’une expression “rani bdit netqeleq”. Et puis tu la fais tourner, ça donne : “rani bdit, rani bdit, rani bdit netqelq”, tu te rends compte que ça fait un rythme à 5 temps. Tu t’imagines que ça va bien avec une guesba et un mandole. Bon, après, pourquoi “rak tetqeleq”, il faut trouver (rires). Il faut développer. En général, voilà, ça se passe à peu près comme ça. Quand je collabore avec quelqu’un, comme cette fois avec Sid Ahmed ou Mourad, ça fonctionne pareil, sauf qu’on est deux dès le début de l’histoire. On part d’une idée, comme pour Matloumniche, on se dit que ce serait bien d’en faire une chanson, on en discute longuement et puis les idées viennent.
C’est comme un puzzle qui se construit doucement. Pour la musique, c’est comme ça aussi : Mourad vient me voir avec un petit gimmick de guitare et c’est parti. Ça se construit brique par brique…
Vous devez sortir prochainement un album de chants marins en berbère…
C’est un travail que j’ai fait avec un poète kabyle, Ameziane Kezzar. Ameziane a retrouvé dans sa famille des textes qui venaient d’un gars qui avait travaillé à l’époque dans la marine marchande française.
Ce type avait commencé à traduire des chansons qu’il entendait lors de ses voyages, des chansons bretonnes, anglaises qui font partie d’une longue tradition en Europe. Ameziane est parti de ces bribes et des indications laissées par ce marin, et a entrepris de les compléter, en essayant d’entrer dans la peau du personnage.
Par un hasard heureux, j’aime beaucoup moi-même les chants de marins. C’est quelque chose que j’ai appris à Belcourt. Tout jeune, je suis tombé sur un disque de Chants du monde, de Stan Hugill, un marin anglais, célèbre, chose que j’ai apprise bien plus tard. En plus, ces ambiances de chansons à boire, enregistrées dans des cafés ou des bars, c’est assez jubilatoire à chanter…
À l’occasion, vous avez fait revenir Elho, votre alter-ego dessinateur…
ll C’est surtout parce que je voulais faire un travail complet, accompagner le disque d’un livret contenant les traductions, les partitions et pourquoi pas des illustrations. Ça donne un côté un peu joyeux, léger. Pour un titre Taksit Uberri, j’ai même fait une sorte de film animé (le clip est visible sur Youtube). De toute les façons, on devrait jouer un extrait de cet album ce soir, les gens pourront se faire une meilleure idée.
À ce propos, ce soir, au Théâtre de verdure vous serez bien entouré…
Oui, très bien : il y aura Kheliff Miziallaoua à la guitare, Eric Rakotoarivoni, un Malgache, à la basse, Amar Chaoui aux percussions, Hervé le Boucher à la batterie et votre serviteur.
On va également inviter un violoniste d’Alger très doué, Kheiro, qui devrait collaborer avec nous dans un prochain album berbéro-celtique. Mais ça c’est une autre histoire. Ce soir, ce sera Cheikh Sidi Bemol, avec un petit peu de Thalweg en plus…
Entretien réalisé par Rachid Alik / Liberté du 11 septembre 2008
Cheikh Sidi Bemol, en concert, ce soir au théâtre de verdure Laâdi-Flici, à partir de 21h30, 200 DA la place.