Lounis Aït Menguellet à Liberté
“La pollution sonore y’en a partout”
Dans cet entretien, recueilli au lendemain d’un concert à la maison de la culture Mouloud-Mammeri de Tizi Ouzou, le chanteur évoque sans détour la difficulté de créer, mais se tient à l’écart de toute nostalgie et refuse de lancer l’opprobre sur la nouvelle génération.
Liberté : Vous avez été absent durant ces dernières années. Comment s’est effectué à présent votre retour sur scène ?
Lounis Aït Menguellet : Je n’ai pas été vraiment absent au sens où je me suis absenté exprès ou pour des raisons particulières. Je me suis absenté tout simplement parce qu’il n’y avait pas de propositions de galas suffisantes. Donc, j’anime un gala de-ci de-là, mais je n’ai pas été vraiment absent.
Vous venez d’animer des concerts à Tizi Ouzou et, auparavant, à Alger. Comment avez-vous trouvé le public, notamment le public algérois ?
Le public algérois est toujours égal à lui-même, c’est-à-dire un public formidable. Je vous avoue en toute sincérité que j’ai la chance d’avoir un public extraordinaire, un public qui a toujours été fidèle et qui m’a toujours compris. À dire vrai, c’est un public avec qui je suis à l’aise. Avec sa complicité, je me sens vraiment à l’aise.
Vous avez chanté, à vos débuts, l’amour platonique à la fleur d’oranger avant d’investir, par la suite, la chanson politique et philosophique engagée. Pourtant, on ne connaît pas de prises de position à l’homme public que vous êtes. Vous ne semblez pas regretter “les années d’or d’Aït Menguellet” ?
Je ne regrette absolument rien. Je ne suis pas d’accord avec ce vocable de fleur d’oranger, dans la mesure où les chansons d’amour que j’ai chantées sont des chansons de société. C’étaient des problèmes bien réels de l’époque. Autrement dit, c’est loin d’être des chansonnettes à la fleur d’oranger. Il est vrai que je suis passé à autre chose tout naturellement avec l’âge et avec la prise de conscience d’autres problèmes qui se posent à la société. Quand j’ai commencé à chanter à l’âge de 17 ans, les problèmes “prioritaires” étaient l’affection et l’amour. Ensuite, il y a eu des problèmes plus sérieux. J’ai été sensibilisé par ces problèmes que j’ai fini par chanter. En avançant dans l’âge, on gagne en sagesse ce que l’on perd en insouciance. Maintenant, concernant ma participation dans des débats ou des prises de position, je n’ai jamais prétendu être un chanteur engagé. J’ai chanté des textes engagés par la force des choses. Quand on constate une anomalie et qu’on la dénonce, cela ne veut pas dire forcément qu’il s’agit de la chanson engagée. Peut-être que la chanson engagée exige de celui qui la pratique qu’il soit engagé politiquement, par exemple dans une formation politique ou autre. Ce n’est pas le cas pour moi. Non. J’ai chanté des textes engagés, c’est vrai, mais je ne me suis jamais engagé dans une formation politique. J’estime que si quelqu’un a quelque chose à donner, il la donne de la manière qu’il connaît le mieux. Moi, je ne comprends pas qu’on me demande autre chose que de faire des chansons. C’est tout ce que je sais faire. Si un chanteur dénonce une injustice et que cette dénonciation porte, pourquoi l’étiqueter ou l’embrigader ? On demande à un journaliste de faire des articles et au boulanger de fabriquer du pain, mais à un chanteur, on lui demande de faire autre chose que chanter ! Je pense que la chanson se suffit à elle-même.
À un moment donné, vous avez décidé d’arrêter la chanson. Un opus intitulé Tiregwa, résumant vos 40 ans de carrière, a été d’ailleurs édité, avant de renouer avec la production. Comment expliquez-vous cela ?
Je n’ai jamais annoncé que j’allais arrêter la chanson. J’ai composé cette chanson parce que, à un certain moment, c’était une sorte de jeu pour moi. Je m’explique : quand j’ai envie de chanter une de mes chansons, c’est comme si j’avais envie de les chanter toutes. Or, ce n’est pas possible, on ne peut pas prendre sa guitare et chanter comme cela 200 chansons d’un seul coup. Alors, j’ai imaginé une chanson où elles se trouveraient toutes. Voilà comment est née Tiregwa. Ce n’était pas du tout l’annonce d’une fin de carrière. Cela dit, je n’ai pas non plus déclaré que je continuerai. Tout simplement parce qu’à chaque fois que je compose, je ne sais pas s’il y en aura d’autres, s’il y aura d’autres compositions. C’est en dehors de ma volonté. Je ne compose pas de chanson quand je le décide ; ça vient ou ça ne vient pas. Ça va faire bientôt la cinquième année que cela ne vient pas, je n’y peux rien. Si ça vient, je continuerai avec plaisir, mais si ça ne vient pas… Voilà donc, je n’ai pas décidé d’arrêter. C’étaient des interprétations arbitraires.
Est-ce qu’on peut dire que Aït Menguellet a des projets artistiques ?
Non, justement je viens de vous expliquer que concernant la production, je ne peux pas avoir de projet. C’est à partir du moment où je compose quelque chose que j’enclenche le projet d’enregistrer. On ne peut pas monter un projet alors qu’on n’a rien. En revanche, j’ai des projets de spectacles. Une tournée en France qui va démarrer à la mi-octobre. Là, pendant le Ramadhan, je me suis produit sur scène. J’espère qu’il y aura des galas dans d’autres wilayas comme Bouira, Bordj Bou-Arréridj, Boumerdès…
Que pensez-vous de certains chanteurs qui commercialisent des reprises, autrement dit des œuvres qui ne sont pas les leurs, au nez et à la barbe de l’ONDA ?
C’est un vrai problème que j’ai soulevé à plusieurs reprises. La question des reprises est un problème grave, parce qu’on voit des chanteurs naître comme cela, sans rien. Et puis, ils font des dégâts ; ils reprennent des œuvres d’illustres artistes pour les massacrer. Parce que si j’ai envie d’écouter du Slimane Azem, il y a des enregistrements de Slimane Azem, je préfère écouter le vrai. Du Cheikh El-Hasnaoui, je préfère écouter du vrai. Ces gens-là ne rendent pas service à la chanson kabyle en plus. Car cela risque d’être une sorte d’émulation et tout le monde va se mettre à faire la même chose et les vrais créateurs vont être découragés et se diront, à quoi bon continuer. Ça, c’est dangereux.. Pourtant, ces "repreneurs" ont la possibilité de demander des textes à des paroliers qui voudraient bien que leurs textes soient exploités, idem pour la musique puisque nous avons de talentueux compositeurs de musique qui ne demandent que ça. Et le patrimoine de la chanson kabyle sera enrichi.
Justement, il existe une tendance dans le public qui considère que la chanson kabyle a régressé. À telle enseigne que certains l’assimilent à de la pollution sonore… Régresser non, mais la chanson kabyle est en train de subir une certaine mutation. C’est un phénomène mondial. Et c’est ce qu’on appelle la pollution sonore, il y en a partout. Mais disons que pour une certaine jeunesse, elle ne considère pas ceci comme de la pollution sonore. Je suis d’accord pour la coexistence de tous les genres musicaux, pourquoi pas. Les musiques du genre moderne et bruyant, quoi qu’on dise, on en a besoin aussi. Si notre jeunesse recherche ces sonorités, il vaut mieux qu’elle les trouve dans son patrimoine que d’aller les chercher ailleurs. Maintenant, pour ce qui est de la régression, je crois qu’il y a aussi actuellement des chanteurs d’un très bon niveau qui se font connaître et qui ont d’excellents textes, en tout cas plus ou moins élaborés. Alors, il n’y a pas de raison de dire que la chanson kabyle est en danger. Moi je ne le pense pas.
Que pensez-vous du genre non-stop appelé communément "spécial fête" ?
Tous les genres ont le droit d’exister. Car il faut savoir une chose, si des chanteurs n’étaient pas écoutés, ils n’auraient pas réussi. Alors faut-il condamner seulement le chanteur ? Un chanteur quand il fait n’importe quoi et que ça marche, il faut se poser la question : quel est le public qui l’écoute ? S’il n’existait pas un public pour l’écouter, il aurait arrêté. Donc la responsabilité est partagée à mon avis.
Par : Yahia Arkat / le quotidien "Liberté" du 18 septembre 2008