La responsabilité de l’intellectuel
C’est une société civilisée, une nation moderne et un Etat de droit que nous devons édifier et encourager.
Le monde est en crise morale et en perpétuel changement, tout comme les cultures, les modes d’échange des savoirs, les questionnements, et l’enseignement. Un travail d’actualisation des données du savoir est indispensable à une lecture intelligible du monde, afin de faire face aux défis multiples qui se posent pour tous les peuples.
Ce souci de connaissance et de compréhension de notre temps, en veillant à avoir un regard clairvoyant sur les acquis et les échecs, pour une vision lucide du futur, ne semble pas assez pratiqué dans le monde arabe. Les intellectuels semblent être des spectateurs passifs, ou marginalisés.
Il faut s’atteler avec détermination à cultiver et former les citoyens, sinon le renouvellement des élites risque de ne pas se faire. L’ensemble des pays arabes ne semblent pas disposer d’une démarche réfléchie et démocratique pour construire l’essentiel: un Etat de droit, sur la base de la formation d’un citoyen responsable.
L’enseignement de l’histoire, de la philosophie, des langues et des sciences est fondamental pour former des jeunes fiers de leur passé et tournés vers l’avenir.
Apprendre à raisonner à tous les niveaux est vital pour construire une nation développée. Le savoir a pour but d’éveiller les jeunes selon les phases de l’apprentissage «l’âge de l’étonnement - l’âge du questionnement, l’age de la créativité et des découvertes». Il est important que la jeunesse apprenne à questionner, à pratiquer l’identification des questions vitales, qui interpellent. Le but est de construire des personnalités ouvertes au raisonnement et vigilantes, de façon constante.
La question de l’éducabilité de l’enfance avec ses dimensions psychologique, éthique et sociologique dépend de l’engagement des intellectuels et de la méthode employée. L’importance des innovations en matière pédagogique, le rôle fondamental du Maître et la question de la formation des formateurs nécessitent une révision permanente et un débat entre acteurs concernés.
L’engagement des intellectuels
Le besoin de savoir, de connaître est lié au désir de liberté et de responsabilité. Sans un esprit de critique constructive, de tolérance et de respect du droit à la différence, on ne peut pas progresser. Le statut et la position de l’intellectuel dans la société sont décisifs. Il est urgent de réhabiliter la fonction de l’intellectuel qui ne s’enferme ni dans l’apologie, ni le dénigrement, mais la fonction critique constructive. C’est cette ligne médiane qui est salutaire.
La civilisation musulmane a orienté vers un type d’intellectuel engagé qui ne craint pas de s’adresser au peuple et aux puissants, mais avec considération, respect et franchise. Les questions de notre temps doivent êtres abordées avec un regard nouveau et sage, en vue de mieux faire comprendre les enjeux qui se posent.
La question triple du sens, de la logique et de la justice se pose plus que jamais avec une grande acuité aujourd’hui dans le monde. Les questions de fond, globales, complexes doivent êtres traitées par des penseurs et des savants, et non point par des bureaucrates, ou des politiciens.
L’acte intellectuel ne pourra remplir sa fonction que s’il s’inscrit lui- même dans un processus éducatif pensé, conçu, intégré, au regard des autres fonctions et disciplines, où chacune joue son rôle: le politique, l’entrepreneur, le fonctionnaire. Chacun doit enrichir l’autre.
En effet, aucune des fonctions, prises séparément, ne peut pleinement remplir sa mission sans la fonction éducative. Au-delà de l’intérêt que l’on pourrait porter à la signification même du débat dans le processus global de socialisation, l’intellectuel a pour devoir de s’impliquer.
C’est une société civilisée, une nation moderne et un Etat de droit que nous devons édifier et encourager. L’intellectuel du temps de la civilisation musulmane s’était assigné plusieurs tâches majeures en matière d’éducation des citoyens et de soutien à l’Etat. La première mission consiste à aider l’Etat à produire des richesses, à être juste, à rationaliser ses moyens et à maîtriser les questions de la répartition de la richesse.
La deuxième mission consiste à écouter les citoyens pour renforcer les liens sociaux et les civiliser. L’intellectuel est un trait d’union, un traducteur des aspirations et un éveilleur des consciences. Il est indépendant, et en même temps soucieux d’intérêt général. Il exerce sa fonction pour participer au développement dans son pays et dans le monde. Il doit favoriser le dialogue interne et international, entre les communautés et les cultures. Autrement dit, il doit jouer le rôle d’un pacificateur, d’un catalyseur d’idées, de vecteur d’échanges, d’espace de dialogue libre. Sa vocation, comme en témoignent les oeuvres des grands penseurs, est d’ordre civilisateur et universel.
L’intellectuel doit revendiquer le droit à la différence, le droit à la critique, le droit à la culture de la résistance. Il a pour tâche de rechercher le vrai, le beau et le juste publiquement. En particulier si son peuple est menacé, ou confronté à des défis difficiles, il doit s’engager, sans jamais tomber dans le ressentiment, encore moins la haine. Il doit donner l’exemple, à la fois, de l’ouvert et de la vigilance, de l’équité et de la fermeté. La tâche est celle du discernement, de la formulation de lectures et de ripostes réfléchies, à l’intérieur même de sa société, sur les questions de sens, les enjeux contemporains, les concepts à inventer, les priorités et les stratégies à adopter pour ouvrir de nouveaux chemins et significations et ne jamais désespérer. Pour honorer la vie, il s’agit de s’ouvrir à soi-même, à l’autre, au monde et à l’au-delà du monde sur la base du refus de toute idolâtrie, de toute fermeture et de prétention démesurée à dominer ce qui est.
Apprendre à vivre ensemble
Ainsi, les questions sont légitimes, pressantes et nombreuses, nul esprit, soucieux de contribuer au vivre ensemble, ne peut se dérober au devoir de témoigner et de répondre objectivement aux interrogations fondamentales. A l’étranger, les discours de propagande sur le prétendu «choc des civilisations», le retour de la haine religieuse et de la xénophobie, les fanatismes, le retour d’un imaginaire de la peur et du dénigrement, ainsi que les amalgames entre Islam et islamisme et entre hégémonie occidentale par le Marché et christianisme troublent gravement notre époque. Face à la complexité de la situation, aux désordres du monde, à la crise que traverse l’humanité et aux méfaits de la mondialisation, et à toutes ses conséquences, les humanistes, et tous les citoyens du monde conscients, ont pour devoir de s’opposer aux mouvements de la fermeture, de comprendre et de dépasser les spécificités et divergences, pour ensemble tenter de répondre aux défis.
Le système dominant mondial semble opposé à toute réflexion et à tout changement. Des non-musulmans attendent de comprendre pourquoi certains des musulmans ont des difficultés à respecter l’exercice sans conditions de la raison? Nous avons pour devoir de répondre à ce type d’interrogation, en précisant avant tout que le monde musulman s’étend sur plusieurs siècles et continents, marqué par l’hétérogénéité et la pluralité. L’avenir réside bien dans un retour de la raison raisonnable, tout en gardant des valeurs profondes propres. Compte tenu de ce constat, il est requis de nous rencontrer, de dialoguer, de rester humbles et en même temps d’oser s’engager, et de prendre la parole pour pratiquer l’interconnaissance. Apprendre à vivre ensemble en vue de relever les défis de la modernité qui n’épargnent personne. Quel regard portons-nous sur nous-mêmes, sur la modernité et la crise mondiale des valeurs, du sens et du recul du droit? Comment apprendre à vivre ensemble, tout en déconstruisant le regard que nous avons les uns sur les autres? C’est ce type de question que l’intellectuel doit produire et proposer des réponses. Comme le proclamait un intellectuel universel hors du commun, Ibn Arabi: «Qui voit l’éclair surgir à l’Orient, aspire après l’Orient; s’il éclate pour lui à l’Occident, qu’il aspire donc à l’Occident. Mon désir c’est l’éclair dans sa fulgurance et non pas l’endroit qu’il a touché.» De la difficulté peuvent jaillir les signes de ce qui sauve, l’opportunité de chercher de manière commune et publique une nouvelle civilisation qui fait défaut aujourd’hui dans le monde. Tel est le but.
(*) Professeur en relations internationales