Cette interview est acoordée Aujourd'hui, le 13/05/09, par Omar AKtouf à Nordine GRIM (Mon ancien collègue) du journal El Watan
Il y a lieu de préciser que notre frère Omar Aktouf s'est engagé d'animer une conférence exclusivement pour les yaalaouis
Voici l'interview
Omar Aktouf. Professeur de management à HEC Montréal
« Il faut mettre les réserves de change au service du développement »
A l’occasion de sa récente visite à Alger, où il a donné une série de conférences à l’ISGP, au Forum des chefs d’entreprise et au Forum international de la ressource humaine, Omar Aktouf, professeur émérite de management à HEC Montréal et auteur d’un nombre impressionnant d’ouvrages de référence dans cette importante filière des sciences économiques, a accepté de répondre aux questions que nous lui avons posées. Touchant à un large éventail de problématiques liées à la crise financière internationale, dont on ne connaît pas encore toutes les retombées possibles, les propos d’un chercheur d’une aussi grande envergure mériteraient d’être lus, aussi bien par les universitaires et les managers d’entreprises que par les autorités en charge de l’économie nationale
N’est-il pas injuste d’attribuer, comme vous venez de le faire à l’occasion de la conférence que vous venez de donner à l’ISGP, la responsabilité de la destruction des ressources naturelles de la planète au seul système néolibéral, sachant que le système collectiviste n’a pas, non plus, été tendre avec la nature ? L’assèchement de la mer d’Aral et la pollution nucléaire (Tchernobyl) étant deux exemples bien connus d’atteinte grave à la nature, sous le règne du collectivisme soviétique.
Je suis très surpris d’avoir cette image complètement fausse, et vous n’êtes malheureusement pas le seul à m’en faire la remarque, d’une personne qui prône le collectivisme. Je suis pourtant de ceux qui ont pensé et, précocement écrit, que ce qu’ont fait l’Union soviétique et la Chine en matière de destruction de la nature, était catastrophique. Le stalinisme, le maoïsme ne m’ont jamais inspiré. Le modèle que je préconise et dont je m’inspire, c’est le modèle social-démocrate des pays scandinaves, de l’Allemagne actuelle, du Japon et de la Corée du Sud.
Qu’auraient de particulier ces pays qui ont adopté le modèle socio-démocrate ?
Ce que ces pays ont de particulier, c’est qu’ils ont tous pour référence l’Allemagne qui a été un des premiers pays au monde à avoir intégré des écologistes au Parlement. Elle a également été le premier pays à avoir instauré la cogestion qui, pour information, date de 1870 à l’époque de Bismark. Le dialogue et la concertation ont depuis longtemps prévalu dans ce pays où les mouvements sociaux, l’Etat, le patronat, les acteurs économiques et les défenseurs de la nature ont l’habitude de se rencontrer pour dialoguer et se concerter avant de prendre des décisions d’intérêt général. Les ressources naturelles ont de ce fait été beaucoup mieux défendues par ce système capitaliste entrepreneurial industriel, que se sont également approprié le Japon et les pays scandinaves, que par le système néolibéral nord-américain ou britannique, qui ont été particulièrement passifs, pour ne pas dire complices, de la dévastation à grande échelle des ressources naturelles.
Vous avez avancé, à l’occasion de cette même conférence, que le seul avantage comparatif, susceptible de compter aujourd’hui pour un pays qui veut avoir une place honorable dans le monde, est l’éducation. Savez-vous que l’Algérie consacre depuis des décennies environ 25% du budget de l’Etat à l’éducation nationale et que ce n’est par pour autant qu’elle a émergé sur le plan international ?
L’éducation dont je parle ne se résume pas à un problème de part de budget ou de PIB qu’on réserve au secteur éducatif. Quel statut ont les éducateurs ? Quelle formation leur donne-ton ? Quelle considération leur accorde-t-on ? Quels salaires leur offre-t-on ? Ce sont autant de questions importantes qu’on n’a malheureusement pas résolues. Avant de quitter l’Algérie au début des années 1980, je voyais déjà décliner le statut et la considération dont bénéficiaient les enseignants dont je faisais partie. L’enseignant, mal payé et déconsidéré, avait été progressivement relégué au stade de répétiteur de manuels scolaires au profit de sureffectifs d’élèves qui s’entassaient dans des classes surchargées. Mettre autant d’argent dans le secteur de l’éducation c’est bien, mais encore faudrait-il commencer par revaloriser le statut des enseignants qui en sont la cheville ouvrière. Il serait également temps d’équilibrer les branches d’enseignement, car tel que le montrent les statistiques en notre possession, seuls 12% de nos étudiants suivent des filières technologiques, 80% de l’effectif estudiantin étant dans les filières littéraires. C’est très grave et si on veut que les budgets conséquents alloués au secteur de l’éducation donnent des résultats en termes d’avantages compétitifs, il faudrait d’abord songer à mieux équilibrer les effectifs entre filières technologiques et filières littéraires.
L’Algérie a élaboré et mis en œuvre des réformes économiques à la fin des années 1980, c’est-à-dire à l’ère du néolibéralisme triomphant qui a du reste beaucoup influencé nos réformateurs. La récente crise financière internationale ayant mis en évidence la vulnérabilité de ce modèle, ne pensez-vous pas qu’il faudrait, comme sont en train de le faire les pays les plus libéraux, que l’Algérie revoie sa stratégie économique ?
Le néolibéralisme de Reagan et Thatcher a effectivement connu un triomphe dans les années 1980 et beaucoup de pays du Tiers-Monde, dont l’Algérie, en ont été séduits et ont entamé des réformes sous l’impulsion du FMI et de la Banque mondiale. Les réformes en question se résumaient en trois ou quatre actions consistant à privatiser, tout marchandiser, diminuer l’importance de l’Etat et ouvrir son marché. On a appelé cela la « libéralisation des marchés ». Le résultat en est que cette libéralisation a ouvert les marchés à l’échelle mondiale, essentiellement aux multinationales et aux pays riches et dominants. Les pays en voie de développement n’étaient pas suffisamment armés pour prendre des parts de marché aussi bien chez eux qu’à l’étranger car, quand vous ouvrez les marchés à la concurrence, c’est toujours le plus fort qui gagne. On peut prendre l’exemple du Mexique qui n’a jamais autant perdu que depuis qu’il s’est mis en concurrence avec les USA en intégrant, en 1994, la zone de libre-échange ALéNA. Le Mexique a ainsi perdu quelque 35 000 PME en quelques années, en raison de la pénétration de produits étrangers, notamment américains et canadiens, dans le pays. Les revenus salariaux mexicains, soumis à la concurrence territoriale créée de toutes pièces par les entreprises américaines, ont également chuté de 35%, entraînant une baisse dramatique du pouvoir d’achat des Mexicains. Le Mexique est vraiment un cas d’école, car même si le PIB du Mexique a considérablement progressé, il n’indique pas ce que le pays a perdu en ressources naturelles ayant quitté le territoire national, ni les dégâts considérables causés à l’environnement (déforestation, sécheresse dramatique) et à la société mexicaine (trafic de drogue).
A l’heure des zones de libre-échange et du commerce sans frontières, auxquels pratiquement tous les pays du monde ont adhéré, vous ne recommandez tout de même pas à l’Algérie, qui n’est pas encore membre de l’OMC, de rester en dehors ?
C’est possible et la Malaisie en est un parfait exemple. Ce pays n’a laissé aucune mesure de l’OMC, du FMI ou de la Banque mondiale, entrer chez lui et il s’en porte très bien. La Chine est, certes, membre de l’OMC, mais quand il s’agit de préserver ses intérêts, elle n’en fait qu’à sa tête. Il faut savoir que le néolibéralisme a conduit à cette idée folle qu’il faut ouvrir tous les marchés à la concurrence et laisser les opérateurs économiques entrer dans un capitalisme sauvage du XIXe siècle et l’Algérie n’y a pas échappé.
Mais comment s’en sortir après plus de 20 années de réformes inspirées de ce modèle ?
Cela va être extrêmement difficile, car on a fait du libéralisme une vérité absolue. Avec tout ce qui est arrivé, les gens continuent à parler de marché, à parler de valeurs boursières alors que c’est cela qui nous a mis dans la crise, dans laquelle on se trouve maintenant. Ce sont les bourses et les valeurs boursières factices des entreprises qui ont fait des bulles, qui, à l’instar des subprimes de la bulle immobilière, sont en train d’éclater partout. Il faut absolument faire contrepoids à ce modèle (consensus de Washington) qui nous a menés à cette catastrophe. C’est précisément l’objectif du nouveau consensus (consensus de Pékin) qui vient d’être adopté par certains pays émergents, comme la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Venezuela avec, à la clé, un certain nombre de principes parmi lesquels le développement autocentré sans modèle impératif mais adapté aux spécificités et priorités du pays, le non-alignement et la non-inféodation à aucun modèle ni institution économique quels qu’ils soient et le primat de l’intérêt national avant tout. Il serait, à titre d’exemple, de l’intérêt de l’Algérie de conserver ses ressources pétrolières et gazières le plus longtemps possible.
Autant de principes qui fondent le patriotisme économique...
Absolument. L’intérêt national d’abord et non celui des entrepreneurs nationaux ou étrangers qui veulent s’enrichir sans tenir compte de l’intérêt du pays. Il n’est pas interdit aux entrepreneurs de s’enrichir, mais à condition qu’ils ne le fassent pas au détriment de la nature, qu’ils contribuent à la formation de leurs personnels, qu’ils payent leurs impôts et qu’ils apportent quelque chose de plus à leur environnement.
L’Algérie dispose d’environ 144 milliards de dollars de réserves de change sur lesquelles on s’interroge quant aux meilleures formes possibles de placement. Certains recommandent de les injecter dans les infrastructures de base et sous forme de crédits à allouer aux entreprises. D’autres préconisent, vu l’archaïsme de nos banques, de les placer à l’étranger là où elles rapportent le plus tout en étant en sécurité. Quel est votre point de vue sur la question ?
Le système financier international connaissant actuellement une situation de marasme, il est évidemment peu recommandé de placer ce pactole sur les places financières mondiales. Cela est extrêmement risqué d’autant plus qu’on n’a pas les instruments qu’il faut pour savoir quelles sont les banques et les institutions financières qui ont absorbé le moins de créances toxiques. Il y a bien sûr les bons du Trésor américain, mais là aussi il faudrait être sûr de la stabilité du dollar qui, comme vous le savez, fluctue au gré du marché pétrolier et du comportement de certaines monnaies, comme la monnaie chinoise. La meilleure sécurité pour nos réserves de change consiste à les placer dans le développement, économique et la formation qualifiante. C’est pourquoi je pense que la bonne solution devrait consister à rapatrier sans tarder ces réserves pour les placer le plus rapidement possible dans des programmes de développement de capacités de production installées, la réalisation d’infrastructures, la formation à divers métiers, l’acquisition de connaissances et de technologies nouvelles et la promotion de PME. Il ne faut vraiment pas craindre de former, qualifier et requalifier si nécessaire la moitié de l’Algérie.
Vous venez de publier aux éditions Liber un nouvel ouvrage sous le titre Halte au gâchis. Quelles sont les idées force que vous avez développées dans ce livre qui connaît un grand succès éditorial, notamment au Québec ?
C’est un livre que j’ai écrit à la suite de Stratégie de l’autruche publié en 1998, à la faveur duquel j’avais déjà commencé à entrevoir l’avènement inéluctable de crise financière internationale. J’avais écrit tout un chapitre traitant de la financiarisation de l’économie en disant en substance que la finance est une trahison de l’économie. Et la finance a effectivement fini, comme on le constate aujourd’hui, par faire dégringoler l’économie. J’ai écrit ce livre à la fin de l’année 2008, car j’étais troublé de voir la crise financière que j’avais prévue arriver et s’installer comme si elle était irrésistible alors que j’avais fait la démonstration qu’elle était résistible. Halte au gâchis constitue pour moi un cri de rage contre les écoles d’économie et de business classiques américaines qui ont formé ces MBA finances, de véritables esprits tordus, qui sont à l’origine des subprimes qui ont intoxiqué l’économie mondiale et d’une masse financière gigantesque que l’économie réelle ne peut pas absorber
Par Nordine Grim