PATRIMOINE : LITTÉRATURES ORALES ANCESTRALES
Poésies et chants populaires
Par Mohammed GHRISS (Auteur - journaliste indépendant)
LE COURRIER D'ALGERIE
Le patrimoine littéraire national est connu pour relever essentiellement de l'oralité, à la différence de celui des civilisations scripturaires. Ce legs traditionnel du verbe, généralement anonyme, est encore vivace dans les zones rurales algériennes comptant nombre de poètes et d'aèdes populaires s'inscrivant dans la lignée des grands chantres Ben Khlouf, Mostefa Ben Brahim, Si M'hand Ou Mhand, Aissa Djarmouni, cheikh Hamada, Ettakara et bien d'autres encore, à travers l'ensemble du territoire national.
Ainsi dans ces zones montagneuses, comme les Aurès, le Djurdjura, ou encore dans les zones arides du Sud algérien, où l'essentiel de cette culture traditionnelle continue à se transmettre par voie orale, de génération en génération, tels les chants populaires d'imploration collective pour l'obtention de la pluie (chant rituel d' « anzar » et de « boughandja », les berceuses, les achewik kabyles, etc.) La littérature orale traditionnelle, caractérisée essentiellement par ses contes, légendes, récits, textures éloquentes de ses poésies clamées, chantées à l'occasion de liesses populaires de « djamaat » (regroupements) dans les souks (marchés) populaires, cérémonies de mariage ou religieuses, de « ouada » (repas communautaire en l'honneur d'un saint marabout, baptêmes, naissances, chants funèbres,communion de femmes, etc.), témoigne, ainsi, de l'âme spirituelle et culturelle de toute une nation. Elle a incontestablement servi de véritable rempart contre la désagrégation totale durant les diverses phases d'envahissement historique, et tout particulièrement durant celle de la colonisation de peuplement française pendant plus d'un siècle et demi. Ce fut pendant cette sombre période l'occasion encore, pour la littérature orale algérienne de se régénérer et du s'exprimer de plus belle, par la voix de ses divers idiomes populaires, de l'arabe dialectal, du kabyle, chaoui, mozabite, targui, zenète, bref de l'ensemble de son algérianité polylangagière. Pratiquement, de la résistance de l'émir Abdelkader, à la proclamation de novembre 1954, en passant par les insurrections d'El Mokrani, et autres de Boumaâza, Bouaâmama des Ouled Sid Chikh, Lalla Fatma N Soumer, etc, tous ces évènement marquants de l'histoire contemporaine de l'Algérie combattante ont été glorifiés et portés à la postérité par la tradition orale (poésies de cheikh Abdelkader , Mohamed Belkheir, Abdelaziz Belhachemi, etc....) Avec l'irruption de la technologie la révolution de l’écriture, l'essor de l'alphabétisation et l'évolution socioéducative, culturelle et modernisation relative des structures traditionnelles sociales, l'oralité cède de plus en plus le pas à la culture contemporaine du scripturaire, c'est-à-dire de l'écrit sous ses diverses formes , tracé imprimé ,etc. alors que la voix libre en plein air est relayée par le phonographe, le disque,etc.… Ce qui entraîna des bouleversements considérables dans ce contexte de la littérature orale se rapportant spécialement aux chansons et mélodies populaires – mode d'expression caractéristique des peuplades africainesqui n'a pas été sans influer sur la chanson algérienne , en général, sous ses diverses formes d'expression langagière, reprenant sur un style plus contemporain, avec une instrumentation moderne et thématique de circonstances ou remaniées à l'air du temps, les mélodies traditionnelles du terroir, du Bédoui, Chaoui, Kabyle, Targui, ou encore les qassidate de l'Andalou et Chaabi classique, rehaussées à un autre niveau, etc. Mais tous ces arts et chants lyriques, si pérfectionnés, soient-ils aujourd'hui, sont tous redevables à la modeste gasba (flute) du berger de la campagne d'antan , l'ancêtre des instruments musicaux, et dont l'origine qui a bouleversé les moeurs humaines se perd dans la nuit des temps, (on la rencontre partout dans les traditions des civilisations du globe), mais qui,en Algérie, se trouve être dépositaire avec le meddah ou aède populaire, de tout un héritage chansonnier culturel des ancêtres , pratiquement transmis depuis l'antique Numidie.
Poésies et chants populaires à l'aube du 20e siècle
Au début du 20ème siècle apparaissent les premières manifestations de poésies et chants satiriques modernes liés surtout à des événements contemporains, rompant avec les airs traditionnels des meddahs, adaptant des refrains de chansons populaires du terroir et autres inspirées de la musique des chansons françaises d'alors en vogue. « Le succès grandissant de la chanson satirique à Alger et en Algérie a coïncidé, il y a quelques années avec un engouement très vif de l'élément indigène algérien pour la musique dû d'abord à la fréquentation des brasseries, casinos et cinémas, ensuite et surtout à l'expansion du phonographe et, tout récemment à la diffusion radiophonique » (Saadedine Bencheneb, Chansons satiriques d'Alger 1ère moitié du XIV è de l'Hégire , Revue Africaine n° 354- 355, 1er et 2ème trimestre 1933, p.92). Durant la première guerre mondiale, se répandit largement parmi les couches populaires la chanson de El Hadj Guioum , apparue suite à la « proclamation de la loi martiale », au point que les autorités coloniales pourchassèrent, partout, ses interprètes professionnels ou occasionnels . Ses versions bien connues, à travers le pays, répercutaient : «Ya rabbi ach had ech- chi edzaiyer kamel mobilizi Chi mayet ou chi meblissi ou chi metayech fi'l' tranchi" La propagation des diverses versions du chant de Hadj Guioum s'est faite surtout entre 1915 et1916, (voir Jean Desparmet «La chanson d'Alger pendant la grande guerre », Revue Africaine n° 350- 351, 1er et 2 ème trimestre 1932, ) racontant sous le mode de la dérision et de l'ironie l'opposition à la conscription et l'oppression coloniale,en général. Nous avons pu recueillir une version de ce célèbre chant populaire dans la région du Chélif et dont nous livrons un aperçu ci-dessous traduit du dialectal populaire ( long poème recueilli grâce à la mémoire de ma mère qui m'en a cité bien d'autres appris dans son enfance):
" GUIYOUM"
Quand m'est parvenue la nouvelle du front militaire
Dieu que c'était long cette épreuve
La pauvre mère est sortie en pleurs
Tant de morts, tant de blessés
C'est l'apocalypse qui a frappé de plein fouet
Guillaume a dit qu'il les tuerait tous,
Et qu'avec le gaz à profusion il les laverait
Puis dans les tranchées il les enterrerait
Mon Dieu, sans linceul, ni litanies des Tolbas
Guillaume a dit qu'il se dresse pour le combat
Que vers lui avance quiconque veut avancer des soldats
Les souliers imprégnés de poison
Les canons déchirants comme le tonnerre
Guillaume a dit qu'il sort ailleurs
Quiconque veut assister au spectacle qu'il vienne !
Le matin il s'en fut chez les Belges
Le soir il mit le cap sur Verdun…
Ces chants populaires, adoptant le style des poèmes prophétiques, fustigent tout particulièrement l'administration coloniale pour ses lourds impôts et actes de dépossession, bien plus qu'ils ne mettent en garde contre les risques d'évangélisation ou d'aliénation devant les valeurs occidentales déferlantes. Parmi d'autres poèmes fustigeant plus concrètement l'administration coloniale, on compte ceux incisifs d'un Caid aède, Si Lahmidi Bendjoudi, du douar Medjana, région de l'ancien fief des Moqrani, tenant lieu d'un véritable journal rapportant des faits saillants tout au long de l'exercice de ses fonctions durant les années allant de 1914 à 1933. Extrait d'un poème débutant par le nom de l'administrateur de la commune mixte tourné en dérision, rapporté par Hadj Meliani, (in Sociétaires de l'émotion, éditions Dar El Gharb, Oran 2004).
« DUBEC, notre terreur.
Sa tête ressemble à celle d'un éléphant,
Ses cris rappellent un bateau levant l'ancre,
Plutôt un serpent à sonnettes dans une ville en ruines,
Tout tremblants, nous nous dirigeons vers le bureau,
Il ne respecte point nos caïds,
Il les traite comme le bas peuple,
L'oncle Bacha bien malheureux lorsqu'il l'appelle d'imbécile,
L'interprète s'embrouille et halète comme un chien malade ».
Ce poème, rapporté par l'universitaire Hadj Meliani dans son excellent ouvrage ci-dessus indiqué, (il existe une complainte populaire similaire intitulée "L'usure, mais assez longue) " mentionne qu'il décrit l'atmosphère étouffante de la commune mixte, et le caractère violemment autoritariste de son chef brutal. Cependant, ce sont surtout les faits anonymes faisant ravage parmi la population paupérisée, tels que la spéculation et l’usure, qui sont davantage condamnés. L'huissier est tout particulièrement ce personnage menaçant et impitoyable représentatif par excellence de cette figure symbolique de la modernité assujettissante coloniale. Quant à la chanson populaire, suscitant un grand engouement parmi un public algérien amateur de plus en plus large, dans les villes et villages surtout où l'on compte nombre de cafés, marchés, salles de cinéma, etc., elle revêt surtout un caractère de contestation sociale qui ne tarde pas à gagner les espaces fondés par la colonisation et ses nouveaux modes d'expansion économique. Ainsi la question du chômage caractéristique de cette période de disette et d'exploitation salariale forcenée de l'indigénat confiné dans une situation calamiteuse. C'est ce que traduisent nombre de poèmes et chants populaires, durant les années 30 du siècle écoulé notamment, où un certain Mouhad Ahmed et son mandoliniste du Constantinois lèguent une chanson éloquente sur le chômage de l'époque, faisant l'écho de la crise à l'échelle internationale de 1929, en général . Aperçu :
«La crise règne de Paris jusqu'à Tunis,
Chez les Arabes, les Italiens, et même les Français »
Refrain
Je ne vous dirai que la vérité
Les chômeurs sont aussi nombreux que les punaises
On les trouve partout. Les cafés en sont pleins
Le chômage règne parmi nous ».
(Cf. Voir l'oeuvre de Saadeddine Bencheneb Chansons satiriques d'Alger, rapporté par Hadj Miliani in « sociétaires de l'émotion, p.66, éd .Dar el Gharb, Oran 2005). La chanson de contestation sociale connaît un certain engouement dans les villes, particulièrement lorsque elle est interprétée par les premiers animateurs du théâtre populaire algérien naissant : ainsi cette chanson mémorable sur le chômage de l'illustre comédien Rachid Ksentini, co-fondateur, avec Allalou et Bachetarzi du théâtre populaire algérien dans les années vingt. Bientôt le développement de la satire et ironie séditieuse de la chanson populaire algérienne, notamment le chaabi, se fera l'écho des préoccupations politico-sociales qui s’annoncent, avec la précipitation des évènements , aussi bien sur le plan national qu'international. Ainsi, après l'avènement des partis , associations politico-culturelles et unions syndicales du Mouvement National,après la 1ère guerre mondiale , dont l'Etoile Nord Africaine en 1927, le Parti du Peuple Algérien, l'Association des Oulémas, etc., apparaissent les premiers chants nationalistes algériens prenant résolument en compte l'actualité politicosociale de l'Algérie sous domination coloniale. Parmi les figures sociales et politiques qui inspirèrent les chansons populaires , surtout chez la gente féminine, on compte également celles sur des bandits d'honneur, tels Bouziane El Kalaï, Arzeki Oulbachir, Oumeri, Messaoud Benzelmat, etc, ce dernier étant perçu par l'occupant français comme un dangereux agitateur anti-colonial et un prestigieux héros berbère rappelant le grand Jugurtha dans sa lutte contre l'envahisseur romain. . Dans les villes algériennes, que ce soit dans les quartiers, placettes ou souks populaires, les chioukhs, héritiers de la tradition du "Klam el Djed" comme cheikh Hachemi Bensmir ,et par la suite, ses fils Mostéfa Abdelkader et Kaddour animent ces nouveaux espaces urbains investis par les mouvements migratoires de provenance rurale, essentiellement. Représentant pour la masse de ces derniers la médiation, autant morale qu'artistique, entre générations des villes et compagnes, l'ancien et le nouveau, ces chiouk et chikhate par la suite ( chanteuses populaires ) , se tailleront une réputation par leurs compositions du Melhoun . Parmi les chansons qui feront date " Biya dhak el mor" (l'amertume a envahi mon coeur) qui sera dès les années 40 ,du siècle écoulé, interprétée et enregistrée par Cheikh Bouras d'El Asnam ( Chlef), reprise en version musicale moderne par Blaoui Houari en 1955 puis Ahmed Saber. Le texte de cette chanson , parmi les plus célèbres du Bédouin , évoquant la complainte ,d'une femme pleurant la mort de son bien aimé et compatissant au sort réservé aux réfractaires et insurgés contre l'ordre colonial, dont nombre des révoltés de 1871 condamnés au lointain exil, à Cayenne. La chanson populaire, rendant compte dans un premier temps de divers évènements sociaux et faits d'actualités ne va pas tarder à rencontrer la politique , comme en donna auparavant le signal dès 1931 la célèbre '' Shab et Baroud '' ( les gens de la poudre, reprise aujourd'hui par Khaled ) écrite par Houari Hanani répliquant aux aspirations nourries des colons après les commémorations du centenaire de la colonisation. Gagnant progressivement les villes et campagnes, la chanson populaire séditieuse se répand tout particulièrement chez les couches démunies, frappées de plein fouet par l'oppression, la misère, les maladies contagieuses ( typhus, tuberculose, choléra ), le chômage, l'exode, l'émigration etc. . Les poètes–meddahs et chanteurs ambulants, porteurs de paroles d'espoirs et de propos réfractaires à l'ordre colonial sont particulièrement visés par le contrôle policier. Même un chanteur aveugle comme Boudraa Mohamed Ben Maamar dit Laama Bouziane, natif d' Orléansville (El-Asnam) en 1887, n'est pas épargné par cette surveillance. Mais à partir des années 40, le disque, la presse écrite et les stations radio émettant à partir du Machrek viendront accentuer la propagation et diffusion généralisée de ces chants et poésies populaires exhortent, en général, les assujettis de la société colonisée au redressement des valeurs perverties. Ainsi, parmi les chansons satiriques célèbres, de l'entre deux- guerres, celles notamment de Mohamed el Kamel, Mohamed Touri, Rachid Ksentini, dont un des refrains populaires ironisait :
" L'époque a exigé
Et l'argent a triomphé
L'un pleure de désespoir
Et l'autre compte son argent
La prière est devenue illicite
Et le chapelet est une réclame
L'arrangement des mots
Apporte l'enthousiasme
Les masques sont tombés !"
(Cf. Voir l'oeuvre de Saadeddine Bencheneb, Chansons satiriques d'Alger, rapporté par Hadj Miliani in «Sociétaires de l'émotion, p.66, éd. Dar el Gharb, Oran 2005). Durant les années 40, les cafés constituent de véritables foyers de sensibilisation aux thèses des partis nationalistes, particulièrement dans l'émigration. Et parmi les chansons célèbres des années 50, « Yal Menfi », tout particulièrement, composée en prison par Akli Yahiatène, et bientôt, nombre de chanteurs et de comédiens rejoindront la troupe artistique du FLN à Tunis après Novembre 1954.
Auteur : Mohammed GHRISS (Auteur - journaliste indépendant)
Journal: LE COURRIER D'ALGERIE