Dans les couloirs du service ophtalmologie, les médecins résidents négocient les flacons de vancomycine et de dexamethazone nécessaires pour soigner leurs patients l Devant cette situation de pénurie, les infirmières font avec les moyens du bord.
Le simple fait d’aller à l’hôpital fait peur aux Algériens. Les établissements de santé publique ont mauvaise réputation et les (trop) nombreux dérapages du ministre de la Santé publique n’ont fait qu’attiser les souffrances des malades.
Au service ophtalmologie de l’hôpital Mustapha Bacha à Alger, les médecins font contre mauvaise fortune bon cœur. Dans l’une des pièces de ce service, une patiente ayant reçu des éclats de verre dans les yeux, suite à un accident domestique, attend d’être admise au bloc opératoire. «Awah, je ne pense pas qu’ils vont vous opérer dans l’immédiat», soupire une dame en blouse blanche installée derrière un bureau. «Vous me dites que vous devez passer un scanner, mais cela risque de prendre des mois, y compris pour nous qui travaillons à l’hôpital.»
Celle qui parle ainsi n’est autre que la chargée de l’entretien du service. Les médecins sont un peu plus courtois. L’anesthésiste explique ainsi à la malade, déjà installée sur la table de travail du bloc opératoire, maintenant que l’Etat a répondu à leur demande d’augmentation de salaire, le personnel médical n’a, pour unique souci, que le bien-être des patients. Ainsi rassurée, la malade s’abandonne au sommeil. Coïncidant avec l’heure des visites, le réveil sera brutal. Les personnes venues rendre visite à leurs proches, ainsi que les malades, se penchent sur elle, jaugent sa température, la questionnent, lui proposent une tisane, un lait chaud, des gâteaux…
Réveil brutal
Dans le tintement des casseroles - qui devraient figurer dans le kit de survie pour hôpitaux algériens - et les éclats de rire, les mots qui lui sont destinés sont comme autant de marteaux-piqueurs sur la tête. Dans cette salle, joliment décorée, cohabitent des femmes venues de tout le pays : Biskra, Naâma, Aïn Defla, Jijel, Batna... Les malheurs de l’Algérie se côtoient dans la promiscuité. Farida et sa fille sont venues de Jijel et passeront, en tout, près de deux mois dans cet hôpital. Les problèmes de vue de la fillette auraient pour origine un microbe dont il sera difficile de déterminer l’origine. «Ma fille n’a pratiquement jamais vu un médecin. Elle est en très bonne santé, je ne comprends pas d’où vient le problème», explique Farida.
Cette ignorance, une jeune fille de 24 ans, hospitalisée pendant deux semaines, le paiera au prix fort. Ayant marché sur un clou rouillé une année auparavant, elle n’avait pas considéré la gravité de la chose jusqu’au jour où le mal atteignit ses yeux. Zakia, quinquagénaire joviale, est là depuis une quinzaine de jours. «Cela fait deux ans que je ne vois plus de l’œil droit, raconte-t-elle. Et c’est la première fois qu’un médecin me donne de l’espoir en me promettant une opération qui me ferait recouvrer la vue. Mais depuis mon hospitalisation, je n’ai plus revu ce professeur.» La dame ne perd pas patience pour autant. Après tout, susurre-t-elle, cela lui permet d’échapper à l’exiguïté de l’appartement de son beau-frère dans lequel elle vit depuis la destruction du bidonville «Carrière» à Alger-centre où elle habite depuis près de vingt ans. A en croire les chuchotements des résidentes, il semblerait que son attente soit liée à une grave pénurie. Au total, Zakia occupera un lit dans cet hôpital pendant trois semaines, malgré un service surchargé, sans qu’un médecin daigne s’occuper sérieusement de son cas.
Fraude ou aveuglement !
Dans le couloir réservé aux enfants, Aziza, belle brune originaire de Djelfa, veille sur son oncle âgé d’à peine 3 ans atteint d’un cancer des yeux. Elle tiendra compagnie à son jeune oncle pendant deux mois sans recevoir de nouvelles ni de visites de sa famille. Pourquoi ne va-t-elle pas au collège ou au lycée, interrogeons-nous ? «Chez nous, les femmes n’étudient pas», dit-elle pudiquement. Et puis, il y a Zoulikha, sourde-muette. Hospitalisée pour un décollement de la rétine, elle craint de perdre le seul sens qui la relie au monde. De son côté, la patiente admise après avoir reçu des débris de verre dans les yeux a vu sa situation s’aggraver. Dans l’urgence, les médecins ont préconisé des injections intraoculaires (IVT). Problème : les produits hospitaliers font cruellement défaut. La patiente risque de perdre son œil à tout moment sous le regard impuissant des médecins.
En coulisse, les résidents négocient les flacons de vancomycine et de dexamethazone nécessaires pour soigner leurs patients. Certains tentent de s’en procurer auprès de l’hôpital militaire de Aïn Naâdja, non concerné par la rupture de stock. «On nous dit que les livraisons mettent du temps. Ils n’ont pas voulu établir de contrats de gré à gré par crainte d’éventuelles opérations frauduleuses. Même s’ils s’en mettaient plein les poches, ce ne serait pas notre problème, notre seul souci est d’avoir de quoi soigner nos malades», nous dit un médecin. Au service, les infirmières sont un peu débordées mais gentilles. Elles se démènent pour dénicher le sérum glucosé, produit pourtant simple devenu extrêmement rare, y compris au service diabétologie. «En vingt ans de carrière, c’est la première fois que j’assiste à une telle pénurie», s’exclame l’une d’elles.
La rupture a même atteint les tubulures et autres cathéters sans lesquels il serait impossible d’apporter les soins élémentaires aux malades. Dans certains cas, les patients apportent eux-mêmes les sérums et les tubulures nécessaires pour leur perfusion. Ici, les discours sur la réforme hospitalière sonnent terriblement creux. Tout au juste peut-on soulager les maux des patients avec un mot gentil ou un geste doux.
La gestion de la… faillite
«Il nous est même arrivé de mettre des placebos dans les perfusions de malades atteintes de cancer. Les pauvres femmes se disaient soulagées par les médicaments qu’on leur administrait et cela ne faisait qu’attiser notre peine», confesse une infirmière. «Comment voulez-vous travailler dans ces conditions. C’est un combat permanent que nous menons. Les malades ne se rendent pas compte de nos sacrifices», s’exclame un maître-assistant. Et de lancer : «Chaque malade se croit prioritaire, oubliant que nous ne sommes que des êtres humains, il nous est impossible de satisfaire tout le monde. Nous faisons de notre mieux, mais nous ne sommes pas tenus par une obligation de résultat». Il s’exaspère du fait qu’un détenu - un voyou notoire, selon son expression - le poursuive en justice pour erreur médicale.
«Nous sommes médecins, nous ne faisons pas de miracles», dit-il. Il serait simpliste de réduire les hôpitaux algériens à ces établissements délabrés et sales ou à ces «mouroirs» décrits par la presse. Bien sûr, ils traversent une crise sans précédent liée à de graves défaillances dans la gestion du secteur. Bien entendu, les services des grands hôpitaux sont assaillis par des patients venus des quatre coins du pays faute d’une bonne couverture sanitaire. Evidemment, le fait que nos dirigeants se soignent à l’étranger sonne comme un aveu d’échec. Il y a tout de même quelques bonnes initiatives qui parviennent à redonner le sourire aux patients. Il y a surtout le combat, qui à petite échelle, paraît peu de chose, mais qui ferait penser que tout n’est pas encore perdu.
Sentiment d’impuissance
Hadjer, bénévole, vient régulièrement dans ce service, apportant produits de première nécessité et oreille attentive aux patients. «La majorité des malades viennent de très loin. Parfois, ils se sentent délaissés, ne trouvent personne à qui s’adresser», souligne-t-elle. Ce sont aussi des bénévoles qui ont participé à la rénovation du service ophtalmologie réservé aux femmes. «Nous avons choisi nous-mêmes les couleurs des rideaux et de la peinture. Nous sommes aussi très reconnaissants au directeur de l’hôpital qui, ayant vu nos efforts pour rendre cet espace plus agréable, n’a pas hésité à nous attribuer une enveloppe. C’est pour cela que c’est le seul service qui est muni de climatiseurs», explique l’infirmière en chef responsable du service «Desmarres» de l’hôpital.
Pour autant, le manque de moyens finit par désespérer médecins et malades. Dans l’attente d’une opération depuis une dizaine de jours, notre patiente, dont les débris de verre ont causé de sérieux dégâts, a du mal à prendre son mal en patience. Le malaise de la santé publique est tel que certains médecins, découragés de ne pas avoir les moyens de soigner leurs patients leur enjoignent d’envisager une hospitalisation sous d’autres cieux. Les chirurgiens algériens, nous explique-t-on, sont au fait des techniques nouvelles utilisées dans les hôpitaux étrangers, mais ne peuvent les appliquer faute de moyens. «Ça me fend le cœur de voir votre état et de ne pouvoir rien faire. Vous êtes jeune, vous risquez de perdre votre œil et ça me tue !», affirme l’un de ces médecins avec des trémolos dans la voix. Cette patiente n’est autre que l’auteure de ces lignes.