Insurgés et officiels du pouvoir racontent le Printemps berbère . C’est l’intitulé d’un ouvrage qui, pour la première fois, réunit des insurgés d’avril 1980 et des officiels qui étaient alors aux premières lignes de défense du pouvoir. Une douzaine de personnalités en parle avec sérénité et sans haine. Ils ont accepté de se découvrir sans fard et, pour certains, de livrer leur profonde intimité, n’occultant ni leurs angoisses, ni leurs doutes, ni leurs faiblesses». C’est ce qu’explique le coordinateur de l’ouvrage dans le préambule.
Lui, c’est Arezki Aït-Larbi, aujourd’hui journaliste. En avril 1980, il était étudiant en médecine à la Faculté d’Alger, comme il était l’un des principaux animateurs du Printemps berbère. Il faisait également partie des 24 détenus, dont quatre témoignent dans cet ouvrage. Un livre scindé en quatre parties. La première comporte le récit de cinq acteurs du Printemps berbère, qui avaient «joué un rôle de premier plan à Tizi-Ouzou», est-il souligné. Il s’agit de deux universitaires, Mohand Ouamar Ousalem (enseignant) et Aziz Tari (étudiant en sciences exactes), de deux hospitaliers, Saïd Khelil (pharmacienbiologiste) et Mouloud Lounaouci (médecin), et d’un «chanteur engagé», en la personne de Ferhat Imazighen Imula. La deuxième partie est consacrée à l’université d’Alger, avec les témoignages de Salem Chaker (professeur de langue berbère) et de trois étudiants, Ihsen El-Kadi (sciences économiques) Méziane Ourad (langues étrangères) et Arezki Aït-Larbi (médecine). Elle se termine par la contribution de Hassen Hirèche, qui relate les prolongements du mouvement au sein de l’émigration en France. La troisième partie est, quant à elle, réservée à trois officiels. Il s’agit de Hamid Sidi-Saïd, l’ex-wali de Tizi-Ouzou, d’Abdelhak Brerhi, l’exministre de l’Enseignement supérieur à l’époque des événements, et d’El-Hadi Khediri, ex-directeur général de la Sûreté nationale de 1977 à 1987. Enfin, la quatrième partie est consacrée aux annexes. Dans la partie réservée à la présentation du livre, l’initiateur de l’ouvrage reconnaît que «le choix des intervenants reste nécessairement incomplet et profondément injuste». Selon lui, l’ouvrage collectif a été «initié dans la précipitation, pour marquer le 30e anniversaire d’un mouvement qui invite plus à une réflexion critique qu’à des commémorations festives». «Ce livre reconnaît, d’ores et déjà, de regrettables lacunes. Il y manque, notamment, les points de vue des travailleurs de la Sonelec, de la Sonitex et de la SNLB, ceux des lycéens ou, encore, des villageois qui avaient vécu les «trois glorieuses de Tizi-Ouzou. D’autres acteurs ont été sollicités, notamment les femmes, non pas pour sanctifier une figure démagogique imposée, mais en raison du rôle, souvent déterminant, qu’elles ont joué sur le terrain », explique-t-il. Les «insurgés» du Printemps berbère ont rendu compte de cette «extraordinaire communion dans la quête d’un même idéal : la liberté. Ils ont également évoqué «ces temps d’impasse politique, de régression sociale et d’incertitude sur l’avenir». Les officiels, quant à eux, «ont exprimé leur soulagement d’avoir limité les dégâts». C’est, d’ailleurs, l’un des faits marquants de cet ouvrage de 281 pages publié aux éditions Koukou, où les El-Hadi Khediri et autres Abdelhak Bererhi et Hamid Sidi-Saïd ont laissé libre cours à leur mémoire sur ces événements. L’ouvrage est riche en informations. Des faits jusque-là peu connus de l’opinion publique sont étalés au grand jour. En somme, pour Arezki Aït-Larbi, «ce premier travail aura eu le mérite de défricher le terrain. S’il venait à déclencher le débat et, au besoin, la polémique, il aurait alors atteint son objectif».
Abder Bettache
AREZKI AÏT-LARBI PARLE DU PRINTEMPS BERBÈRE :
«Fixer les faits et confronter les différentes versions»
Le Soir d’Algérie : Beaucoup de choses ont été dites et écrites, jusque-là, à propos des événements du Printemps berbère. En quoi le nouvel ouvrage collectif traitant de cette question, dont vous avez coordonné l’élaboration, apporte-t-il des nouveautés ?
Arezki Aït-Larbi : La première nouveauté, c’est que des insurgés du Printemps berbère et des officiels du pouvoir qui leur faisaient face témoignent dans un même ouvrage, chacun rapportant sous son propre angle les faits vécus. Ils s’étaient affrontés parfois violemment, mais maintenant, ils en parlent avec sérénité, sans haine. La deuxième nouveauté, c’est cette subjectivité assumée sans complexe. Les auteurs ne prétendent pas écrire «l’histoire du Printemps berbère », mais raconter cet événement majeur de l’Algérie contemporaine à travers des histoires individuelles qui n’occultent ni les angoisses, ni les doutes, ni même parfois les faiblesses. En un mot, des histoires profondément humaines, malgré une forte charge politique. Enfin, il s’agit de fixer les faits et de confronter les différentes versions pour éviter les surenchères des uns ou le nihilisme des autres.
Des officiels du pouvoir, acteurs politiques de l’époque, s’expriment pour la première fois sur ces événements. Selon vous, à quoi obéit cette volonté d’évoquer, trente ans après, ces événements ?
Il faudra sans doute leur poser la question. Néanmoins, ce que je peux dire, c’est que lorsque j’ai sollicité Abdelhak Brerhi, ancien ministre de l’Enseignement supérieur, Hamid Sidi-Saïd, ex-wali de Tizi-Ouzou et El-Hadi Khediri, qui était le chef de la police nationale à cette époque, à l’effet de participer à l’élaboration de cet ouvrage collectif, ils ont répondu favorablement, sans aucune hésitation. Sur le plan pédagogique, cette expérience me semble avoir été intéressante.
Dans la présentation de l’ouvrage, vous plaidez implicitement pour un débat, même si une certaine polémique venait à s’installer. Pensez-vous que les témoignages recueillis peuvent être sujets à certaines critiques ?
Il appartient aux lecteurs d’en juger. Pour ma part, j’invite à une lecture lucide du Printemps berbère. Il ne s’agit pas de célébrer d’«anciens combattants» parmi les contestataires, en tombant dans une forme de nombrilisme ou de nostalgie, ni de «réhabiliter » d’anciens responsables qui seraient pris d’une crise de conscience. Il s’agit de faire un bilan critique, sans complaisance, pour tirer des enseignements de ce mouvement populaire qui avait ébranlé le régime. Si les contestataires d’avril 1980 doivent avoir un motif de fierté, c’est sans doute celui d’avoir défié la dictature du parti unique, les mains nues, sans relever un seul mort. Malgré la violence qui leur avait été opposée, les contestataires avaient sauvegardé leur autonomie, en refusant de s’inscrire dans les jeux claniques du sérail.
Trente années sont passées depuis les événements d’Avril 1980. Existe-t-il, aujourd’hui, selon vous, un certain esprit du Printemps berbère ?
L’esprit du Printemps berbère, c’est d’abord l’autonomie de réflexion et de décision. C’est, ensuite, un engagement total pour un idéal, pour une cause qui, au-delà de la langue et de la culture berbères qui restent marginalisées, est celle de la liberté, des libertés. Trente ans après, nous sommes revenus, par un processus de régression sans fin, à la case départ, dans un climat d’une rare violence. Par ces temps d’agressions liberticides multiformes, de «normalisation» autoritaire et d’incertitudes sur l’avenir, il faut revisiter l’esprit du Printemps berbère pour retrouver les fondamentaux de la lutte autonome et pacifique. C’est la seule voie qui permettra à la cause de la liberté, de l’Etat de droit et des droits de l’Homme de rebondir.
Propos recueillis par Abder B.