Loin de démentir E.-F. Gautier, Robert Brunschvig (1947 : 383) prolonge son affirmation pour les siècles qui suivent la chute de la dynastie hammadite (1152) : « Ne peut-on dire que Bougie a été du xiie au xve siècle la véritable grande cité kabyle au point où se raccordent les deux Kabylies et d’où elles communiquent le plus aisément avec l’extérieur ? Ce rôle de centre urbain, de grand déversoir kabyle, c’est Alger, à l’autre extrémité de la Grande Kabylie qui l’a assumé à partir du xvie siècle, suite à l’intervention turque : du moment où Alger a crû, Bougie a décliné. » Comme Carette, il souligne que la différence sensible entre les deux villes était qu’à Béjaïa, les maîtres étaient des Berbères, des Nord-Africains19.
R. Brunschvig (1940 : 4, n. 2), s’appuyant sur le récit d’Ibn Al Athir (1901), nous montre les Almohades en 1152 obligés, pour prendre Béjaïa, d’affronter une « coalition de Berbères de la contrée ». On retrouvera les Zouaouas et les autres tribus de l’arrière-pays de Béjaïa, aux côtés de la dynastie hafside à chaque fois que ses représentants tenteront de s’autonomiser vis-à-vis de Tunis, mais aussi face aux incursions des Zianides tlemcéniens, des Mérinides fassis ou encore face aux Espagnols de Pedro de Navarro en 1510. Bien entendu, il ne s’agit pas pour nous d’idéaliser une relation sujets-État. Il s’agit simplement de constater l’existence d’un lien à l’État sur une longue durée (Hammadites, 1065-1152 ; Almohades, 1152-1230 ; Hafsides, 1230-1510, avec des intermèdes majorquin almoravide, tlemcénien zianide, fassi mérinide).
Ce lien ne se rompt pas totalement au moment de la prise de Béjaïa par les Espagnols en 1510 (El Merini 1868 ; Wintzer 1932). Certes, l’État hafside s’éteint au Maghreb central. Mais, d’une part, il ne s’éteint pas à Tunis, avec qui des rapports se maintiennent. D’autre part, naissent à ce moment des seigneuries locales, ce que les Espagnols ont appelé les « royaumes de Labbès, Koukou, Abdeldjebbar ». Le premier s’installe à la Qal’a des Ath ‘Abbès, ses descendants (les Mokrani, ancêtres du célèbre bachagha de l’insurrection de 1871) se transportent plus au sud dans la Medjana, de plus en plus près des lieux de naissance des royaumes ziride et hammadite. Le deuxième s’installe en Grande Kabylie, sur le territoire des Ath el qadi (ou des Belqadi)20, descendants du qadi el qudat21 et fameux biographe sous les Hafsides, Al Ghubrînî. Le dernier, dont sont issus les Ourabah du xixe siècle, s’installe dans la vallée de la Soummam, à une trentaine de kilomètres de Béjaïa.
À titre d’exemple de « traces » ou d’indices du lien entre ces seigneuries et les villes de Tunis ou de Béjaïa, on peut rappeler deux récits, l’un rapporté par Joseph N. Robin (1999 : 42-43) et l’autre par Laurent-Charles Féraud (2001 : 120). Le premier relate la fuite d’une princesse ghubrinie (du royaume de Koukou), le second d’une princesse abbassie (du royaume des Labbès), chacune cherchant à sauver son bébé dans un contexte de crise de succession. Au-delà des similitudes frappantes dans la structure du récit, il nous semble significatif que la première se réfugie à Tunis, la seconde à Béjaïa, ce qui nous semble renseigner sur la survie de relations et de réseaux de solidarité entre la Kabylie et ces deux villes, sièges des États qui ont précédé l’arrivée des Espagnols. Il est en tout cas significatif que ce lien continue à garder une forte charge symbolique.
L’intérêt de cette question n’échappe pas au grand médiéviste Robert Brunschvig. Certes, il ne s’aventure pas à essayer d’y répondre, mais sa lucidité le pousse à affirmer que « le problème se pose pour la Grande et la Petite Kabylie […] de l’existence au xvie siècle des royaumes de Koukou et des Béni Abbas dans des régions où le fractionnement en républiques jalouses de leur indépendance est la règle jusqu’au siècle dernier » (Brunschvig 1941 : 99). Le spécialiste de l’Ifriqya hafside ne manque pas de souligner « le haut intérêt » qu’il y aurait à comprendre « quel régime avait précédé celui des grands chefs regardés comme des monarques, qualifiés de sultans, de rois » (ibid.). La région, rappelle-t-il, a connu d’autres exemples de ce qu’on pourrait appeler, faute de mieux, des chefferies, comme ce cas cité par Ibn Khaldûn de l’exercice du pouvoir chez les Ath Iraten (Grande Kabylie) en 1340 par une femme aidée de ses fils22 (ibid.).
Le recours à la diachronie ne nous permettrait pas seulement d’établir et de comprendre le lien de ces seigneuries locales de la Kabylie avec les villes et les États. Il pourrait aussi nous aider à mieux cerner les relations de ces seigneuries avec les tribus kabyles elles-mêmes, ainsi que les liens entretenus par ces dernières avec les Cités et les États. Ce qu’il nous aiderait à connaître est loin d’être négligeable. On serait alors en mesure effectivement d’interroger la tension que connaissent les Kabyles en tant que communautés rurales luttant pour leur survie entre, d’une part, un combat pour leur autonomie face à l’hégémonisme de ces seigneuries (qui a pu se traduire, par exemple, par des politiques fiscales dues à un appauvrissement particulier (Luxardo 1981), des disputes relatives aux forêts et à leurs richesses (Braudel 1990) et, d’autre part, un soutien à ces mêmes seigneuries face à un État central qui va s’installer avec sa propre logique de « prédation », celui des Turcs ottomans.
Autrement dit, il nous paraît que la rupture avec un État central due à la faillite de ce dernier – l’État hafside disparaît du Maghreb central avec la prise de Béjaïa en 1510 par les Espagnols – peut contribuer à expliquer le développement d’un phénomène qui, à notre connaissance, n’a connu que des études synchroniques d’anthropologues ou de contemporanéistes, à savoir le phénomène des « républiques villageoises » kabyles et de leurs assemblées. Il ne s’agit pas, pour nous, de suggérer une naissance de « Tajmat »23 kabyle à cette époque, mais de nous demander s’il n’y a pas là un tournant dans son histoire. Il nous semble en effet important de rompre avec la vertigineuse illusion de l’immutabilité des formes et des contenus sur ce thème. Nous voyons dans l’interrogation des relations de ce qui deviendra la Kabylie à l’État ou à d’autres formes de centralisation politique avant les États ottoman puis colonial, une possibilité d’historiciser « Tajmat », de la réinsérer dans l’histoire de l’ensemble maghrébin où elle prendrait de la cohérence...a suivre
*Prochainement:
-Du « miracle » Rahmânya au « miracle » de l’École française.
-Guenzet.......au bout du monde.