Du « miracle » Rahmânya au « miracle » de l’École française.
Sur un tout autre plan, le recours à la diachronie permettrait d’interroger un autre « miracle » que celui des assemblées villageoises, le miracle « Rahmânya », cette célèbre confrérie qui avait déclenché, avec le bachagha Al Mokrani, l’insurrection de 1871 et que les auteurs du xixe siècle, à l’instar de Louis Rinn, surnommaient « l’église kabyle » (Rinn 1884, 1891).
La fondation de la Rahmânya par le saint Sidi Abderrahmane Bouqobrine au xviiie siècle est souvent présentée par les auteurs qui, à juste titre, plaident pour la réhabilitation du religieux dans les études portant sur la Kabylie, comme le moment où cette région entre dans « l’universalité islamique et participe à un vaste mouvement de rénovation religieuse ». Or, cette vision qui, encore une fois, évacue l’histoire pré-ottomane, évacue aussi plusieurs siècles d’histoire religieuse de la Kabylie, et de liens avec les cités, notamment avec la Qal’a des Béni Hammâd, Béjaïa, Mahdya et Tunis à partir du Moyen-Âge. D’une certaine façon, elle prolonge elle aussi l’idée de l’isolat duquel la Kabylie serait sortie par l’action miraculeuse d’un seul homme, à son retour d’Orient… Elle conforte, en tout cas, l’idée d’une naissance excessivement tardive à la religion islamique.
On peut supposer que ce grossissement du fait Rahmânya est dû à son rôle au xixe siècle et à la « médiatisation » qui s’en est alors suivie. Quoi qu’il en soit, on ne peut qu’approuver le scepticisme de Sami Bargaoui quant à ce « mystère de la relative imperméabilité d’une société pourtant musulmane, à tout message “exogène” et notamment à celui des confréries mystiques qui ont envahi le Maghreb dès l’époque médiévale » (Bargaoui 1999 : 249).
Les faits plaident, en effet, pour l’explication du « miracle » en question par l’existence d’un terreau multi-séculaire. Le plus saillant de ces faits est le séjour et l’enseignement à Béjaïa pendant plus de trente ans (1166-1198) de l’homme qui introduit le soufisme au Maghreb, l’andalou Abu Madyan Chou’aïb, connu sous le nom de Sidi Boumédiène24. Des gens comme Ibn Arabi s’y rendent et en témoignent (Dermenghem 1981) et Sidi Boumédiène lui-même rend hommage à « cette grande cité maritime où se coudoyaient Kabyles et Espagnols »25 (Brunschvig 1947). La plupart des saints patrons des cités maghrébines, représentatifs de cette rénovation qui marie malékisme et soufisme, tendance inaugurée par Sidi Boumédiène, ont au moins fait un séjour d’étude ou d’enseignement dans cette ville (ceux de Tlemcen, Marrakech, Tunis, Alger, Miliana, Tripoli…). Ceux qui n’y font pas de séjour avéré, affirment s’y être transportés en songe. Le prestige de la ville est tellement important que cela en devient presque un rite de passage. Il n’est pas jusqu’au cheikh Benalioua, fondateur de la ‘Alawiya au xxe siècle, qui ne perpétue l’usage.
Avant Sidi Boumédiène, c’est dans cette ville que la rencontre entre le Mehdi Ibn Tumert et le futur calife almohade Abdelmumène a lieu, ce qui fait dire à Boulifa (1925), que c’est dans le passage tumultueux du Mehdi qu’il faut situer les débuts du prosélytisme islamique en Kabylie. Boulifa rappelle qu’Ibn Tumert poursuivi par le sultan hammadite à Béjaïa trouve refuge dans la montagne kabyle et signale les traces de ce passage dans la toponymie et l’onomastique kabyles.
La montagne kabyle elle-même envoie ses ‘ulamas se former et professer, participer à l’encadrement des villes de Béjaïa et de Tunis en particulier : le fils d’Al Ghubrînî est mufti à Tunis, Abu Ar-Rûh Al Menguellâtî, cadi à Gabès… sans parler de ceux qui jouent un rôle actif dans les débats et réformes de l’islam maghrébin, dans la diffusion de textes qui deviendront des références centrales au Maghreb, comme le Mukhtassar d’Ibn Hâjib : (Al Menguellâtî, Al Mechdallî, Al Waghlîssî etc.). Dans la ville de Béjaïa, Abû Yahiâ Zakaryâ, (connu sous le nom de Sidi Yahia) à qui Ibn ‘Arabî consacre une notice élogieuse, après l’avoir rencontré, vient du pays zouaoua en Grande Kabylie26.
Enfin, en ce même xviiie siècle où naissait la Rahmânya, comme le rappelle Sami Bargaoui, le chadhélite Al Warthilânî (1908) écrivait sa fameuse Rihla, où il relatait qu’avant de se rendre à La Mecque, il avait fait son pèlerinage du Ramadan à Béjaïa, surnommée La Petite Mecque, en quête de « Ribât ». Al Warthilânî accomplissait ainsi un pèlerinage très populaire, qui ne perdra de son importance qu’au xxe siècle, à en juger par la description qu’en fait l’archiduc autrichien Ludwig Salvatore von Habsburg-Toskana (1899).
Tout cela pour dire qu’il est difficile d’imaginer qu’une ville qui « donne le ton » sur un plan intellectuel et religieux pendant plusieurs siècles à l’échelle du Maghreb n’ait pas rayonné à l’échelle de son arrière-pays immédiat qui lui fournit pourtant une partie non négligeable de son élite savante (Al Ghubrînî s.d. ; Urvoy 1976 ; Brunschvig 1947). En évacuant un moment-clé (et un long moment) de l’histoire de la Kabylie, on aboutit à l’occultation d’un aspect fondamental, à savoir son lien à la ville et même aux villes (Achir, Qal’a, Béjaïa, Alger, Dellys, Jijel, Tunis, Mahdya…) et on conforte ainsi, bien entendu, sa représentation comme un isolat. Cela, bien sûr, n’est pas sans effets sur la connaissance de l’histoire de ses structures socio-politiques comme de son histoire religieuse.
Que l’on se situe dans la logique de la ré-appropriation du mythe kabyle ou dans celle de sa dénonciation, la seule relation à l’État qu’on prend en considération pour la nier ou l’affirmer est la relation à l’État étranger, turc ottoman ou colonial français. Or ce qui peut le mieux nous renseigner sur ce type de rapport, c’est l’histoire du lien aux États produits par la société autochtone. Le miracle Rahmânya se clarifierait et on comprendrait pourquoi son territoire, tel qu’il apparaît lors de l’insurrection de 1871, rappelle celui des Hammadites. Maraboutisme et « Tijmaein » des républiques villageoises seraient alors à interpréter non pas comme les marqueurs d’une absence de l’État, mais peut-être comme des précurseurs d’un renouvellement politique interrompu.
Pour nous résumer, la singularité kabyle d’aujourd’hui, si elle doit quelque chose au mythe kabyle, n’en pose pas moins le problème des bases cachées de ce mythe. Si par exemple, cet autre miracle évoqué par Fanny Colonna, « le miracle kabyle » de la réussite de l’École française, a pu avoir lieu, ce n’est pas seulement parce que les Français en avaient besoin idéologiquement. Si la Kabylie s’est scolarisée en français avec succès, c’est peut-être tout simplement qu’elle l’avait fait pendant des siècles en arabe. Elle était en quelque sorte préparée. Mais changeons de perspective pour nous en rendre compte...a suivre