par Bélaïd Abane* / le quotidien d'oran du 8 septembre 2008.
Suite à mon article des 1er et 2 septembre 2008, intitulé «Abane Ramdane stratège militaire de l'ALN ?», paru dans la rubrique Débat du QO, M. Benachenhou me fait une réponse dans laquelle il se garde bien de rentrer dans le fond du problème, préférant encore insultes et insinuations malveillantes.
J'invite du reste le lecteur à lire attentivement l'opinion de M. Benachenhou (QO du 2408), ma contribution et sa réponse (QO du 6 09), pour juger du niveau de dignité de l'une et de l'autre et apprécier qui, de lui ou de moi, manie avec le plus de ruse, la dialectique stalinienne. S'accrochant à la forme, à aucun moment M. Benachenhou n'effleure le fond du sujet, objet de ce débat que le Quotidien d'Oran a la gentillesse et l'amabilité d'accueillir dans ses colonnes. Alors ne gâchons pas cette chance, élevons le débat et revenons au problème de fond, pour éclairer les lecteurs. En ce qui me concerne, j'arrête là ce que M. Benachenhou peut encore considérer comme de l'insulte ou une manière de «terroriser» (je signale à ce propos que de toute mon existence, je n'ai fréquenté que l'université, soit en tant qu'étudiant, soit en tant qu'enseignant), afin de l'obliger, s'il souhaite me répondre, à élaborer une véritable réflexion sur le fond du problème, objet de ce débat.
Premier point, cette «stratégie de la guerre classique et frontale» que M. Benachenhou attribue à Abane et qui serait consignée dans les documents de la Soummam. Je maintiens qu'il s'agit d'une pure affabulation. J'ai même pris soin, suivant en cela le «conseil» de M. Benachenhou, «de relire attentivement toute la plate-forme de la Soummam, y compris le procès-verbal du congrès du 20 août 1956». Je n'y ai trouvé le moindre début de préconisation d'une guerre frontale avec l'armée coloniale. J'ai rappelé que l'ALN a été structurée en unités combattantes qui vont de 5 hommes (demi-groupe) à 350 hommes (faylaq). Aucun officier supérieur de l'ALN ne vous dira qu'il lui fut imposé par les directives de la Soummam d'emmener ses 350 hommes à l'abattoir dans un combat frontal inégal avec l'armée ennemie dont chacun connaît la supériorité écrasante sur l'armée de guérilla qu'était l'ALN. Certes, il y eut des chefs ayant jugé opportun de mettre le maximum de leurs effectifs dans une bataille jugée «jouable». Certaines de ces opérations se sont du reste soldées par de francs succès comme celle que mena le commandant Si Yahya à Damous le 12 avril 1957 et à laquelle avait participé Dahmane Abane. Mon frère et Si Yahya, ainsi que 37 de leurs compagnons tomberont au champ d'honneur 3 jours plus tard, le 15 avril 1957, au cours de la bataille d'Ahl El Oued sur les hauteurs de Sidi El Madani dans les gorges de la Chiffa. Qu'il y ait eu aux frontières Est et Ouest des chefs d'unité ayant livré des batailles frontales à l'armée française, est un fait avéré. Leur commandement a sans doute jugé que le terrain et leur logistique jouaient en leur faveur. Au Demeurant, de nombreux exploits sont à l'actif des chefs d'unités qui avaient reçu mission de harceler l'armée coloniale aux frontières. Cela est à porter à leur crédit et au leur seulement, et non à une soi-disant stratégie militaire de guerre frontale, «imposée par Abane à la Soummam».
Deuxième point, le harcèlement d'Abane exercé sur les délégués extérieurs pour l'approvisionnement en armes. J'ai répondu à M. Benachenhou que les plaintes d'Abane ont commencé dès l'automne 1955, donc bien avant un soi-disant échec stratégique de l'ALN, qu'elles ont été exprimées par tous les chefs de l'intérieur (Krim, Zighout, Ben Tobbal, Ben M'hidi, Ben Khedda...) et que les colonels commandants de wilaya ont exprimé les mêmes doléances, même après la construction du barrage électrifié Morice-Challe. Affirmer que la question des armes, et je reconnais volontiers qu'elle puisse comporter un aspect tactique de la part d'Abane, est une manière pour ce dernier de se défausser d'un soi-disant échec stratégique, et est une autre affabulation. Non seulement parce que l'affirmation est basée sur une première affabulation («stratégie de la guerre classique») mais aussi parce que Abane a continué à poser le problème de l'approvisionnement en armes une année après l'arrestation des délégués extérieurs et ce, directement aux autorités égyptiennes (Fathi Dib) auxquelles il reprochera à tort ou à raison leur manque d'empressement à fournir des armes à l'ALN. Du reste, le témoignage récent de M. Daho Ould Kablia, président de l'association des anciens du MALG, donne quelque peu, de la consistance aux doléances d'Abane vis-à-vis des autorités égyptiennes.
Troisième point, Messali et son «élimination politique». M. Benachenhou fait un parallèle entre «les méthodes de dénigrement» que j'aurais utilisées à son encontre et «celles utilisées par Abane Ramdane pour justifier l'élimination de la scène politique d'un homme Messali El Hadj, sans lequel jamais (souligné par moi) Abane Ramdane n'aurait été autre chose qu'un fonctionnaire communal». Concernant le ridicule utilisé dans mon précédent article, je le maintiens. Diable, allons-nous remettre en scène le conflit fratricide qui a opposé le FLN à son frère ennemi le MNA ? Sur la forme, je dis à M. Benachenhou qui s'identifie lui, peut-être, à Messali El Hadj, que personnellement je n'ai aucune prétention à m'identifier à quelque personnage que ce soit qui ait contribué à la libération de l'Algérie. Il me suffit d'avoir donné à mon pays en tant qu'universitaire, ma modeste quote-part dans le domaine qui est le mien.
Sur le fond, il va donc bien falloir aborder le conflit FLN/MNA que M. Benachenhou réduit à l'élimination politique de Messali par Abane par quelque méthode de dénigrement. Rappelons d'abord le contexte historique. Messali fut assurément, nous l'admettons tous, avec notamment ses deux lieutenants Belkacem Radjef et Imache Amar, le porte-drapeau du nationalisme indépendantiste depuis la fin des années 1920. Il fut en cela l'héritier d'Abdelkader, de Lalla Fatma N'Soumer, de Mokrani, de Bouamama, des Jeunes Algériens, de l'Emir Khaled et autres Hadjali Abdelkader, et de tous les sédiments de la résistance armée et pacifique du peuple algérien, et de sa conscience nationale depuis 1830. La phase messalienne, avec l'immense mérite qui est le sien, durera jusqu'au début des années 1950. Un cycle historique se termine pour le messalisme contesté politiquement par l'élite du parti, les centralistes, véritables hommes politiques porteurs de modernité et de rationalité, et dépassé par son aile activiste, les anciens de l'OS impatients d'en découdre avec le régime colonial et de passer à l'action. Cela, Messali ne l'avait pas compris ou ne voulait pas le comprendre. La guerre de libération déclenchée, moult démarches furent entreprises de la part des dirigeants frontistes, Abane y compris, pour amener le vieux leader à un compromis. Rien n'y fera même les supplications et la sage médiation du réaliste Habib Bourguiba ne viendront à bout de l'intransigeance du leader nationaliste. Que restait-il au FLN, sinon à relever le défi ? Ce que fait Abane, en dirigeant politique responsable, avec l'entêtement méthodique qu'on lui connaît. Mais il ne s'agit pas là, loin s'en faut, de l'assaut du méchant loup résolu à croquer l'innocent et doux agneau. Des militants et des combattants tombent par centaines dans les deux camps. Faut-il également rappeler qu'en France, où s'est déroulé l'affrontement décisif entre le MNA et le FLN, c'est Messali lui-même qui déclenche les hostilités, faisant périr 82 cadres FLN sous les balles des commandos messalistes, obligeant Salah Louanchi et Tayeb Boulahrouf à avaliser à leur corps défendant la création de groupes de choc FLN et l'ouverture de «la chasse aux messalistes». Faut-il rappeler à M. Benachenhou que tous les dirigeants frontistes étaient, concernant Messali et le MNA, sur la même ligne que Abane. Que Ben Bella était intervenu auprès des autorités égyptiennes pour neutraliser les représentants messalistes au Caire, Ahmed Mezerna et Chadli El Mekki portés à jamais disparus. Faut-il lui rappeler que ses propres chefs à l'Ouest ont été d'une redoutable intransigeance vis-à-vis des messalistes. N'avaient-ils pas fait enlever et disparaître Larbi Oulebsir, responsable MNA, pour l'achat des armes et l'avocat messaliste Mohamed Belbegra, représentant du MNA à Rabat pour préparer la conférence maghrébine de Tunis en octobre 1956 ? Faut-il lui rappeler également que des responsables MNA, invités à une réunion à Oujda pour discuter de l'union avec le FLN, sont tombés dans un guet-apens pour disparaître sans laisser de trace laissant leurs militants sans direction, lesquels choisissent alors de rejoindre le FLN. A l'instar d'un certain Benali Boudghène, futur valeureux colonel Lotfi, le seul à avoir commandé sa wilaya de l'intérieur où il perdra la vie le 23 mars 1960 à Djebel Bechar dans le Sud oranais.
Rappelons enfin à M. Benachenhou que la diabolisation, ou le dénigrement s'il préfère, était réciproque, que les dirigeants frontistes comme les dirigeants messalistes étaient résolus à en finir les uns avec les autres et que les tribunaux respectifs des deux camps avaient condamné à mort les dirigeants du camp opposé. Qu'en vérité, il s'est agi d'une guerre fratricide au terme de laquelle le meilleur l'a emporté. Le meilleur pas seulement le plus aguerri militairement. Cette victoire qui est, certes, celle du plus décidé, du plus aguerri et du plus «nuisant», ne s'explique pas seulement par la combativité et l'agressivité du FLN. Le facteur «militaire», s'il est très important, n'est pas le seul déterminant. L'échec de Messali et du MNA, c'est en vérité, aussi, celui de leur promesse. La promesse floue d'un avenir hypothétique et sans contours. Sinon, comment expliquer que le peuple algérien finisse par se détourner de ce messalisme-messianisme qui l'a, pourtant, si longtemps subjugué ?
a suivre ...
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* Professeur de médecine, auteur de l'Algérie en guerre. Abane Ramdane et les fusils de la rébellion. L'Harmattan 2008.